Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
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Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Quelques repères pour l’histoire du soufisme
"Le soufisme était une réalité sans nom alors qu’il est maintenant un nom sans réalité"
Par Eric "Younès" Geoffroy
Le terme sûfî ne figure pas dans les sources scripturaires (Coran, Hadîth). La raison nous en est donnée par un maître du XIe siècle du vivant du Prophète et de ses Compagnons, « le soufisme était une réalité sans nom alors qu’il est maintenant un nom sans réalité », affirmait-il. C’est lorsque la lumière de la prophétie s’est éloignée que les saints musulmans, héritiers des prophètes, ont dû jouer un rôle de guide de plus en plus apparent dans la société.
Notre terme "soufisme" traduit celui, arabe, de tasawwuf, qui signifie littéralement « le fait de se vêtir de laine (sûf) ». Telle aurait été l’habitude, en effet, des premiers ascètes et, avant eux, des prophètes. D’autres étymologies du mot sûfi - qui désigne tantôt l’homme pleinement "réalisé", tantôt le simple adepte du tasawwuf - ont été suggérées. Les maîtres avancent souvent une explication spiritualiste : le soufi est celui que Dieu a purifié (sûfiya) des passions de son ego (nafs), celui donc qu’Il a élu (istafâ, de la même racine), et nous percevons déjà l’équation qui sera établie implicitement entre soufisme et sainteté en islam. Parallèlement aux similitudes phonétiques, la science du symbolisme des nombres donne au mot sûfî la même valeur numérique que al-Hikma al-ilahiyya, « la Sagesse divine ». Sous ce rapport, le soufi est donc celui qui possède cette sagesse ou, en d’autres termes, a accès à la connaissance de Dieu, la gnose (al- ma’rifa).
Les auteurs invoquent une autre interprétation du mot sûfi, qui revêt un caractère historique, ou plutôt métahistorique. Elle fait venir le mot sûfi des ahl al- suffa, « les Gens du Banc » qui vivaient dans un dépouillement total dans la mosquée du Prophète à Médine, et auxquels celui-ci aurait prodigué un enseignement particulier. Avec eux comme avec d’autres Compagnons, le Prophète fonde le modèle de la relation de maître à disciple (suhba) en islam. Le lien immatériel qui existe entre le Yéménite Uways al-Qaranî et le Prophète, sans qu’ils ne se soient jamais rencontrés, ouvre le champ à un mode d’initiation spécifique, dit uwaysî. Par la suite en effet, des mystiques affirmeront avoir été initiés par un maître défunt - parfois depuis plusieurs siècles -, lequel se manifeste sous la forme d’une entité spirituelle (rûhâniyya). Selon les maîtres, les quatre premiers califes « bien dirigés », proches du Prophète, furent des Pôles ayant détenu à la fois le califat exotérique et ésotérique ; Abû Bakr et ’Alî, principalement, sont reconnus comme deux grandes figures spirituelles ayant transmis aux générations postérieures l’influx initiatique (baraka) du Prophète.
Intériorisation de la foi
La spiritualité islamique initiale est marquée par les sourates apocalyptiques du Coran qui, par leur rappel lancinant de l’évanescence de ce monde et du Jugement dernier déterminent une attitude de détachement (zuhd) et, corrélativement, d’épuration de l’âme par l’acquisition des vertus spirituelles.
Cette attitude répond à un idéal largement partagé pendant les deux premiers siècles de l’Hégire, et ce qui se vit alors est davantage une intériorisation de la foi qu’une démarche proprement ésotérique. Hasan al-Basrî (mort en 728), de Bassora, illustre bien cette harmonie par la complétude de sa démarche, tournée à la fois vers les sciences extérieures et le renoncement intérieur. Le centre de Kufa, également en Irak, montre plus d’intérêt pour la spéculation doctrinale, sans doute sous l’influence du chiisme naissant. C’est là en tout cas que l’on trouve pour la première fois l’épithète sûfî appliquée à un certain Abû Hâshim (mort vers 777).
Malâma et tasawwuf
Le IXe siècle, correspondant au troisième de l’Hégire, représente une étape majeure dans l’histoire du soufisme. Durant cette période en effet, les mystiques musulmans explorent les différentes voies de la spiritualité en islam. Deux modalités majeures se dégagent, qui suivent à l’origine une répartition géographique. La voie du « blâme »(malâma) pratiquée par l’école du Khorassan (nord-est de l’Iran et Afghanistan actuels) contraste fortement avec celle, irakienne, du tasawwuf. La première prône le refus de toute complaisance pour l’ego et la dissimulation des états spirituels ; elle se traduit par la quête de l’anonymat ou, à l’inverse, de la mauvaise réputation : dans un cas, l’ego doit être oublié, dans l’autre humilié. Le tasawwuf, au contraire, a une vision moins pessimiste de l’âme et du monde : il faut les dépasser - et non s’y arrêter par le refus que le malâmatî leur oppose - en s’ouvrant à la grâce divine et à l’extase, en se concentrant sur la connaissance de Dieu. Cette distinction s’estompe dès le siècle suivant au profit du tasawwuf, qui s’impose dès lors comme terme générique pour désigner la spiritualité islamique ; toutefois celui-ci aura subi l’influence de la malâma, et certains courants en son sein mettront l’accent sur la sincérité spirituelle et la défiance à l’égard des miracles sensibles.
Parallèlement ont lieu des expériences pionnières plus individuelles ; s’en dégagent des tempéraments spirituels dont on relève la permanence au long des siècles. Râbi’a al-’Adawiyya (m. 801), par exemple, exalte l’amour entre Dieu et Sa créature, tandis que Dhû l-Nûn al-Misrî (m. 860) établit les fondements de la Voie initiatique et développe la gnoséologie ; Abû Yazid Bistâmî (m. 877) typifie le caractère « ivre »du soufisme, alors que Junayd en incarne le versant « lucide », etc. Au cours de cette phase d’investigation, certains mystiques perdent pied, car initialement aucune entrave ne leur vient des milieux exotériques ; totalement immergés en Dieu, ils n’observent plus la distance entre leur ego et le « Je »divin, et en arrivent à proférer des propos extatiques (shatahât) qui heurtent la conscience du croyant ordinaire. Les docteurs de la Loi conçoivent, et dans une certaine mesure acceptent, que des mystiques puissent être visités par l’extase ; mais ils leur demandent d’en contrôler le débordement, de ne pas évoquer ouvertement leurs expériences devant les profanes. Shiblî, qui pratique intentionnellement le paradoxe pour ébranler l’approche trop douillette qu’ont ses contemporains des réalités métaphysiques, échappe à la vindicte des juristes en feignant la folie, mais ce n’est pas le cas de son maître Hallâj.
Formulation de la doctrine ésotérique
D’autres soufis éprouvent le besoin de formuler la doctrine ésotérique, à un moment où les diverses sciences religieuses, elles aussi, prennent corps. Hakim Tirmidhî (m. 932) par ses élaborations sur la sainteté, Sahl Tustarî (m. 896) par l’ébauche du thème de la « Lumière muhammadienne », Kharrâz (m. 899) puis Junayd par leur intériorisation du dogme exotérique du tawhîd, tous ces maîtres érigent le soufisme en discipline initiatique réservée à l’élite spirituelle (al-khâssa), opposée au commun des croyants (’âmma). Les soufis se désignent dès lors comme « l’Ordre » ou « la Tribu » des initiés (al-Tâ‘ifa, al-Qawm).
Évaluant leurs expériences à l’aune des sources scripturaires, ils forgent une terminologie qui puise l’essentiel de sa matière dans le Coran. Mais ce lexique ainsi que le langage allusif (ishâra) qu’ils adoptent sont hermétiques à dessein, afin que les « secrets » ne tombent pas dans l’oreille des profanes. Bientôt, ce sont leurs propres paroles qui nécessitent une exégèse (ta‘wîl), comme eux-mêmes la pratiquent sur le Coran. Dès le VIIIe siècle en effet, est née la discipline du commentaire anagogique du Livre, sous l’impulsion de Ja’far al-Sâdiq (m. 765) notamment. Si celui- ci représente pour les chiites le sixième imam, les sunnites le vénèrent également en tant que descendant du Prophète et voient en lui une grande figure spirituelle. Chiisme et sunnisme ne sont pas encore bien différenciés à cette époque et le huitième imam, ’Alî Ridâ (m. 818), aura à son tour des soufis pour disciples ; c’est pourquoi il figure dans les chaînes initiatiques des ordres.
Au sein du sunnisme, le divorce semble donc consommé entre la science exotérique et la science ésotérique, alors qu’elles n’étaient qu’une du vivant du Prophète. Ibn Khaldûn, qui fait ce constat rétrospectivement au XIVe siècle, repère cette scission dans le mot arabe fiqh ; il remarque que pour les exotéristes celui-ci se réduit au sens de « jurisprudence islamique », tandis que pour les soufis, il désigne, conformément à son étymologie, « l’intellection » de Dieu et des réalités spirituelles.
Le procès et l’exécution de Hallâj (m. 922) sonnent le glas de cette période d’exploration tous azimuts ; les soufis se montrent plus prudents, et surtout ils comprennent qu’il faut expliquer aux autres musulmans en quoi le soufisme est le coeur de l’islam. Junayd de Bagdad (m. 911) devient désormais une référence majeure, par l’intelligence et la maîtrise qu’il a de son expérience de l’Unicité divine, toujours contenue dans le cadre de la Révélation ; cela lui vaut le surnom de « Seigneur de l’Ordre des soufis » (sayyid al-Tâ‘ifa).
Le soufisme comme discipline islamique
Au cours de la deuxième moitié du Xe siècle et durant le XIe sont rédigés plusieurs manuels qui vont jouer un rôle providentiel dans la reconnaissance du soufisme. Ils sont précieux d’abord parce que leurs auteurs y collectent l’enseignement oral des premiers maîtres, mais leur but avoué est de prouver l’orthodoxie foncière du soufisme et de l’ériger en discipline islamique accomplie. Puisque toute science possède une terminologie, ils explicitent celle du tasawwuf.
Pour combattre la philosophie hellénistique (falsafa), à laquelle on reproche de privilégier la raison par rapport à la Révélation, ainsi que le chiisme dans ses formes extrémistes, une sorte d’alliance se fait jour entre le soufisme et les deux principaux courants théologiques de l’islam sunnite, par ailleurs opposés sur bien des points : les écoles asharite et hanbalite. La première prédomine rapidement et, conjuguée au rite juridique shafiite répandu au Moyen-Orient, elle donne naissance à une grande lignée de soufis et de savants affiliés au tasawwuf qui donneront définitivement droit de cité à celui-ci au sein de la culture islamique. Abû Hâmid al-Ghazâli (m. 1111) en est la figure la plus connue, mais bien d’autres seraient à citer. Il montre notamment que, l’exploration du versant caché de l’islam ne saurait conduire à des aberrations doctrinales telles que les formulent les Ismaéliens, mais amène au contraire à découvrir la richesse intérieure du dogme sunnite. Son oeuvre est fortement redevable des efforts accomplis avant lui en ce sens, mais son parcours personnel aura valeur d’exemple : devenu l’un des plus grands savants de Bagdad, il traverse une profonde crise intérieure ; après avoir quitté toutes ses fonctions, il voyage durant plusieurs années et trouve dans le soufisme la délivrance.
L’émergence des ordres initiatiques
Les XIIe et XIIIe siècles voient apparaître deux phénomènes concomitants que l’on a trop souvent opposés : l’émergence des ordres initiatiques (tarîqa ; pl. turuq), et celle d’un soufisme à forte teinte ésotérique. Les ordres qui se fondent à cette époque (principalement en Irak, en Égypte et en Asie centrale) sont en fait des projections particulières, dans le temps et dans l’espace, de la Voie reliant l’islam exotérique à sa réalité intérieure : la Tarîqa. La relation de maître à disciple revêt une grande importance dès les débuts du soufisme, mais les démarches demeurent généralement individuelles et il est rare qu’un aspirant reste toujours auprès du même cheikh. Aux IXe et Xe siècles, quelques communautés voient le jour en Irak et dans le Khorassan ; toutefois, on n’y trouve pas encore les composantes d’une tarîqa, telles que la vénération d’un maître éponyme et l’accent porté sur la chaîne initiatique remontant au Prophète. Pour de multiples raisons que nous ne pouvons évoquer ici, cette relation initiatique basée sur le compagnonnage se systématise et se structure progressivement à partir du XIIe siècle. Le soufisme, qui attire alors un nombre sans cesse croissant de personnes, revêt un aspect communautaire de plus en plus prononcé ; d’où notre vision horizontale des « confréries », laquelle ne saurait pourtant éclipser ce qu’est vraiment une tarîqa : un lien vertical unissant le disciple au maître et, au-delà, au Prophète.
Les maîtres des ordres soufis ne distillent pas le même enseignement à tous ceux qui les côtoient. En effet, il existe plusieurs modalités de rattachement à une voie, et donc plusieurs vitesses dans le processus d’initiation. Certains ne viennent y chercher qu’un influx spirituel (baraka) et multiplient fréquemment ces sources de bénédiction en collectionnant les affiliations. D’autres, par contre, s’impliquent totalement dans leur relation initiatique, et reçoivent de leur maître une éducation spirituelle complète (tarbiya). Ces disciples proches du cheikh bénéficient évidemment d’un enseignement spécifique ayant une teneur ésotérique plus prononcée. La plupart des maîtres de tarîqa sont également des savants en sciences religieuses, et s’ils voient dans leur auditoire des personnes inaptes à comprendre et donc à accepter leurs paroles, ils pratiquent aussitôt la "discipline de l’arcane" en abordant un sujet d’ordre exotérique.
Malgré ces précautions, les juristes leur reprochent souvent d’avoir créé une seconde Loi réservée à l’élite ; s’il est vrai que certains cheikhs donnent des prescriptions spéciales à leurs disciples, observe Ibn Khaldûn, celles-ci s’insèrent toujours, en définitive, dans le cadre des cinq piliers de l’islam.
Parallèlement à la constitution des familles spirituelles, le soufisme se dote durant cette période d’un corps de doctrines plus élaboré qu’auparavant. En fait, ces doctrines sont déjà en germe dans l’enseignement des maîtres des IXe et Xe siècles, tels que Sahl Tustarî et Hakîm Tirmidhî ; désormais, elles sont formulées de façon systématique et largement divulguées, ce qui ne manque pas de heurter maints savants. À partir du XlVe siècle, on les voit fréquemment opposer ce soufisme « moderne », taxé de « philosophique » ou « théosophique » (falsafî) à celui des anciens, fondé sur l’acquisition des vertus spirituelles (akhlâqî). La philosophie illuminative de Suhrawardî al-Maqtûl (m. 1191) constitue à cet égard un exemple extrême : elle doit bien trop à Platon et à l’Iran préislamique pour être intégrée dans le soufisme sunnite, et le pouvoir ayyoubide, qui par ailleurs encourage celui-ci, fait exécuter le mystique persan.
D’autres maîtres développent des doctrines audacieuses, mais qui restent dans le giron du sunnisme et de ce fait auront une grande postérité. Elles expliquent le monde manifesté comme une théophanie (tajallf) sans cesse renouvelée de l’unique Être (wujûd) divin. Bien qu’adoptée par d’autres soufis, tels que Rûzbehân et Ibn al-Fârid, la thèse du tajallî connaît son développement ultime dans l’enseignement de Muhyî al-Dîn Ibn ’Arabî (m. 1240). Ce « Grand Maître » (al- Shaykh al-Akbar) de la spiritualité islamique marquera toute l’évolution postérieure du soufisme, mais il est à noter que la doctrine de « l’unicité de l’Être » (wahdat al-wujûd), qui lui est imputée, a été énoncée formellement par des disciples ultérieurs.
À l’instar des exotéristes, mais pour des raisons différentes, des soufis ont également réprouvé une telle formulation de l’ésotérisme ; à leurs yeux, les ouvrages d’Ibn ’Arabî et de son école mettent dangereusement à la portée du croyant ordinaire un enseignement qui ne lui est pas adapté et peut nuire à sa bonne compréhension du dogme de l’islam. Certains maîtres, comme Simnânî (m. 1336), ont préféré s’en tenir à « l’unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd), héritière de l’expérience de « l’extinction en Dieu » (fanâ’). La distinction entre les deux modes de réalisation de l’Unicité n’a pourtant qu’une valeur toute relative, ce que montreront les cheikhs de la Shâdhiliyya et le naqshbandî Ahmad Sirhindî (m. 1624).
Soufisme confrérique et théosophisme
L’apparition des voies initiatiques et la formulation ésotérique du soufisme ne sauraient être dissociées car elles participent l’une et l’autre d’un même mouvement d’extériorisation. Les deux phénomènes s’accompagnent d’ailleurs d’une influence accrue des cheikhs dans les domaines social et politique, où les saints de la hiérarchie ésotérique assument un rôle de plus en plus manifeste. C’est autour de la personne du Prophète que se fait cette double évolution. Au cours des premiers siècles, les soufis ont été absorbés par l’expérience de l’Unicité divine ; avec l’élaboration des doctrines sur la sainteté (walâya), ils revendiquent désormais leur héritage muhammadien en déployant une prophétologie à caractère ésotérique : si le simple croyant ne voit en Muhammad que la figure de l’intercesseur, le gnostique s’attache à sa fonction cosmique d’« isthme » (barzakh) ou intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ainsi l’explicitation des doctrines de la « Réalité muhammadienne » et de « l’Homme parfait », aux XIIIe et XIVe siècles, coïncide-t-elle dans le temps avec l’émergence de formes dévotionnelles centrées sur le Prophète, telles que la célébration de l’anniversaire de sa naissance (Mawlid).
L’exemple d’Ibn Sab’în (m. 1269) montre qu’on ne peut opposer un soufisme confrérique dit "populaire" à un théosophisme élitiste. En effet, ce maître développe une métaphysique très abrupte puisque niant toute consistance ontologique aux créatures ; elle sera d’ailleurs récusée par la plupart des soufis. Pourtant, Ibn Sab’în fonde une voie et se dote d’une chaîne initiatique, très particulière il est vrai puisqu’elle remonte à Platon et Aristote. Au demeurant, durant la période médiévale tardive, les ordres soufis se montrent de plus en plus perméables aux doctrines d’Ibn ’Arabî et de son école, et les propres détracteurs du maître reprennent fréquemment à leur compte certains points de son enseignement. Son rayonnement s’exerce jusque sur la scène politique, puisque la dynastie ottomane prend officiellement fait et cause pour l’homme et son oeuvre.
Sur le plan structurel, les tarîqas-mères qui ont vu le jour aux XIIe et XIIIe siècles donnent rapidement naissance à diverses branches ; le plus souvent, celles-ci deviennent autonomes par rapport à leur voie d’origine. L’ordre soufi est un organisme vivant, qui évolue au cours des siècles : périodiquement, des personnalités spirituelles éprouvent le besoin d’adapter au nouvel environnement les modalités initiatiques et rituelles de leur ordre, sans pour autant modifier les fondements doctrinaux de celui-ci. À l’époque ottomane, le grand nombre des adeptes nécessite une organisation hiérarchique, avec délégation de l’autorité à des représentants du maître (khalîfa, muqaddam).
Réforme intérieure du soufisme
À partir du XVIIIe siècle, le soufisme est confronté à des défis venant tant de l’intérieur que de l’extérieur. Des pratiques déviantes se sont introduites au sein de certains ordres, qui ne font que refléter la baisse générale du niveau culturel. L’appauvrissement qui caractérise ces ordres se traduit par exemple par le recours systématique à la transmission héréditaire de la fonction de cheikh. Le soufisme tardif se borne-t-il donc à gérer le sacré ? L’extension quantitative des ordres a peut-être entraîné une déperdition sur le plan initiatique, car elle a rendu difficile la relation étroite de maître à disciple ; mais il va de soi que celle-ci s’est maintenue avec toutes ses exigences dans des cercles restreints.
Parallèlement, l’apparition du wahhabisme, mouvement puritain et littéraliste né en Arabie au XVIIIe siècle, a pour effet de raviver les polémiques portant sur l’enseignement ésotérique des soufis. Par réaction, la production doctrinale des maîtres accentue son caractère apologétique. Les attaques des détracteurs du soufisme portent d’autant plus qu’elles font souvent l’amalgame entre la spiritualité authentique et les comportements aberrants des pseudo-soufis que les maîtres ont toujours stigmatisés. Les prises de conscience sont donc nombreuses, à travers le monde musulman, pour réformer de l’intérieur le tasawwuf, pour lui redonner sa dimension principielle de « Voie muhammadienne » se situant au-delà des particularismes confrériques ; mais il n’y a en cela rien de fondamentalement nouveau, puisqu’en islam tout courant religieux se doit de lutter contre la dégénérescence du temps afin de restaurer sa pure origine prophétique.
Il faut également faire face à la montée de l’influence européenne dans le monde musulman, ce qui explique l’aspect militant ou missionnaire qui se manifeste dans certains ordres. Rien de neuf, là encore, car les soufis ont toujours pratiqué le jihâd dès lors que le territoire de l’islam était menacé. Durant les premiers siècles, ils ont combattu dans l’institution militaire qu’était initialement le ribât, avant que celui-ci n’abrite leurs exercices spirituels : les soufis n’ont jamais dissocié la « petite guerre sainte » (al-jihâd al-asghar) contre l’ennemi extérieur de la « grande guerre sainte »(al- jihâd al-akbar) contre l’ego et ses passions.
Si d’anciens ordres se restructurent aux XVIIIe et XIXe siècles tandis que d’autres apparaissent, on ne peut voir là que des mutations formelles. Pour l’essentiel, c’est-à-dire sur le plan de la doctrine, on ne constate aucune rupture avec le soufisme médiéval ou post-médiéval. Ainsi, les ordres ont toujours pour assise métaphysique métaphysique la doctrine de « l’unicité de l’Être ». Dans le domaine initiatique, il ne s’agit pas de faire oeuvre d’originalité, mais de vivifier la Tradition. La rénovation spirituelle cyclique est inscrite dans cette parole du Prophète, dont les soufis font grand usage : « Dieu envoie à cette Communauté, au tournant de chaque siècle, un homme chargé de rénover la religion ». D’où les reformulations périodiques d’une même doctrine énoncées au fil des siècles ; d’où aussi l’émergence de maîtres contemporains, qui rappellent à ceux qui les côtoient les grandes figures du soufisme classique (citons le cheikh algérien Ahmad ’Alawî, mort en 1934, dont l’influence en Occident est encore profonde). Les uns et les autres sont l’expression d’une même réalité intemporelle, vu qu’ils puisent tous à la source muhammadienne. Selon les auteurs soufis, les saints s’occultent davantage durant les époques obscures, mais ils n’en continuent pas moins d’exercer leur fonction ésotérique dans le monde.
Eric GEOFFROY
Maître de conférence au Département d’Etudes Arabes et Islamiques
de Strasbourg II - Université Marc Bloch
Avril 2001
Invité- Invité
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
La politique de ce forum est de ne pas multiplier trop les sujets portant sur le même thème ! ( Il y a un article qui dit cela dans la charte du forum )
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Idriss- Messages : 7075
Réputation : 35
Date d'inscription : 25/05/2012
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Déplacez, déplacez, rassemblez
Invité- Invité
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
D'un autre côté, on manquait d'un sujet aussi matérialiste que l'Histoire du Soufisme
_________________
...S'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante (1 Cor XIII, 1)
>> Mon blog change d'adresse pour fuir la pub : https://blogrenblog.wordpress.com/ <<
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Ah là c'est l'angle purement historique, des dates, des lieux, des faits (bon quelques interprétations et décryptages forcément).
Invité- Invité
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
A propos d'histoire, j'ai souvent lu que ce sont les soufis les plus prestigieux et influents, Ghazali, Roumi, qui ont imposé l'idée que c'est de la mécréance de chercher à comprendre le monde autrement que par la religion. Ils auraient donc contribué plus que quiconque à casser la dynamique de recherche scientifique dans le monde musulman.Disciple Laïc a écrit:Ah là c'est l'angle purement historique, des dates, des lieux, des faits (bon quelques interprétations et décryptages forcément).
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Ca je n'en sais rien.
Faudrait vérifier.
Suis pas expert.
Ni musulman et soufi.
Faudrait vérifier.
Suis pas expert.
Ni musulman et soufi.
Invité- Invité
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Spin a écrit:A propos d'histoire, j'ai souvent lu que ce sont les soufis les plus prestigieux et influents, Ghazali, Roumi, qui ont imposé l'idée que c'est de la mécréance de chercher à comprendre le monde autrement que par la religion. Ils auraient donc contribué plus que quiconque à casser la dynamique de recherche scientifique dans le monde musulman.Disciple Laïc a écrit:Ah là c'est l'angle purement historique, des dates, des lieux, des faits (bon quelques interprétations et décryptages forcément).
C'est assez faux car beaucoup de grands scientifiques musulmans étaient affiliés à une confrérie soufi et avaient la double casquette .
De l'autre vous placer comme une évidence que la dynamique de la recherche scientifique est de rechercher à comprendre le monde !
Si c'était le cas elle a été dévoyée par l'utilitarisme , la technologie, la production de biens et à la consommation et à abouti à "la crise du monde moderne" ( cf Guénon) et peut-être à la disparition de la civilisation !!!
C'est Garaudy qui affirmait je crois , que les musulmans avaient aux moyen age tous les outils mathématique pour élaborer la théorie de la relativité qui a abouti à la bombe atomique ! Mais culturellement vous avez surement raison seule la civilisation occidentale pouvait aboutir à sa réalisation , son orientation spirituelle anti-traditionnelle privilégiant l'action sur la contemplation lui permettant cela !
Idriss- Messages : 7075
Réputation : 35
Date d'inscription : 25/05/2012
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
En quoi cela contredit-il ce que j'ai avancé ? Le soufisme est tout sauf monolithique. Il y a eu, il y a toujours je présume, des soufis pacifistes et des soufis djihadistes. Al Halladj et Ibn Arabi étaient devenus plutôt panthéistes (NB je me définis moi-même comme panthéiste).Idriss a écrit:C'est assez faux car beaucoup de grands scientifiques musulmans étaient affiliés à une confrérie soufi et avaient la double casquette .
J'ai parlé de Ghazali et Roumi, donc les plus influents jusqu'à preuve du contraire parmi l'ensemble des sunnites mais pas forcément des soufis. Leur conteste-t-on le qualificatif de soufi ? Pour le premier je veux bien d'après ce que j'en sais, pour le deuxième ça me parait plus difficile.
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
C'est un peu réducteur de dire que la "théorie de la relativité a aboutit à la bombe atomique". Cela laisse penser que cette découverte scientifique n'a enfanté que du négatif.
Invité- Invité
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
bonjour, vous y reconnaissez vous?Spin a écrit:(NB je me définis moi-même comme panthéiste).
http://www.religare.org/livre/bahai/ba-abd-lecon.php#sc5_9
merci
David
indian- Messages : 2844
Réputation : 1
Date d'inscription : 10/10/2014
Re: Quelques repères pour l’histoire du soufisme - Par Eric Geoffroy
Disons, jusqu'à un certain point. Autre sujet.indian a écrit:bonjour, vous y reconnaissez vous?
http://www.religare.org/livre/bahai/ba-abd-lecon.php#sc5_9
Histoire du soufisme - petite vidéo youtube
L'islam est la troisième grande religion monothéisme du monde et la seconde en nombre de croyants à travers le monde. je vous présente aujourd'hui le courant ésotérique de l'islam, la philosophie soufie.
Invité- Invité
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