Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
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Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Source : Psychologies
Et si le bouddhisme pouvait nous expliquer le réel aussi bien que la science ? L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, reconnu comme l’un des plus grands connaisseurs actuels des galaxies, n’est pas loin de le penser. Et de pouvoir le prouver. Il publie une autobiographie inspirée, où il revient sur ce qui le fonde.
Propos recueillis par Anne Laure Gannac
Psychologies : Comment vous présenter ? Comme un astrophysicien bouddhiste ou comme un bouddhiste devenu astrophysicien ?
Trinh Xuan Thuan : Ce sont deux compartiments de ma vie étroitement mêlés, et je serais malheureux si l’un des deux manquait. Mais j’ai d’abord été bouddhiste, puisque j’ai été éduqué dans cette tradition, principale religion au Viêt Nam, où je suis né. Enfant, j’allais souvent à la pagode, et ma mère avait un autel à la maison où je la rejoignais lorsqu’elle récitait les sutras. Pour autant, je connaissais mal cette religion; je ne m’y suis intéressé de près que bien plus tard.
Pourquoi cet intérêt tardif ?
T.X.T. : Jeune, j’étais surtout excité par la connaissance, apprendre, découvrir, soulever des pans de mystère de l’univers. Mais, avec les années, la vie intérieure prend plus de place : je vois ma mère vieillir, et moi-même… Face à cela, la science n’est d’aucun secours. Le bouddhisme, si. Quand il m’apprend, notamment, que l’on ne meurt jamais tout à fait, cela me rassure. Par ailleurs, j’ai rencontré Matthieu Ricard (Matthieu Ricard est un moine bouddhiste et le traducteur français officiel du dalaï-lama ndlr. Dernier ouvrage paru : Cent Huit Sourires (La Martinière, 2011)), il y a une dizaine d’années, et nos longues discussions sur le bouddhisme m’ont encouragé à m’y plonger plus intensément.
Vous avez publié un livre ensemble : "L’Infini dans la paume de la main" (Pocket, 2002), où vous compariez les théories du bouddhisme et les connaissances de l’astrophysique. Le sage et le scientifique se situent-ils sur le même plan ?
T.X.T. : Non, leurs méthodes et leurs buts sont différents. Le but du bouddhiste est qualitatif, voire thérapeutique : il s’agit de vivre mieux. Tandis que celui du scientifique est de comprendre la nature, de découvrir des lois, des régularités dans le cosmos. Car ce n’est pas un chaos complet, et c’est ce qui m’a toujours étonné : qu’il y ait de l’ordre, de la beauté, de l’harmonie dans l’univers.
Vous parlez là comme un bouddhiste plus que comme un astrophysicien…
T.X.T. : Disons que c’est une découverte que tous deux peuvent partager. Mais chacun la fait avec ses propres méthodes. L’intuition et l’esprit pour le bouddhiste, le langage mathématique et l’expérience pour le scientifique. Vous savez, la vraie science est née au XIXe siècle, et le bouddhisme il y a deux mille cinq cents ans : aucun des deux n’a eu besoin de l’autre pour émerger, il serait donc idiot de vouloir les rapprocher à tout prix. Ce que je cherche plutôt, c’est de la cohérence entre leurs discours : puisque tous deux portent sur une même chose, le réel, et puisqu’ils sont cohérents chacun a sa façon, ils doivent forcément se recouper.
Dans votre dernier ouvrage, "Le Cosmos et le Lotus", vous citez Einstein, qui, déjà, disait que s’il y avait une religion en accord avec la science moderne c’était le bouddhisme…
T.X.T. : Oui, et c’est ce que disent aussi les pères de la mécanique quantique et beaucoup d’autres grands scientifiques. Je prends un exemple : en science, on sait que la lumière peut être à la fois particule et onde. Mais comment être une chose et une autre en même temps ? Cela paraît impossible pour la pensée occidentale, alors que la pensée bouddhiste le conçoit sans difficulté : puisqu’il n’y a pas d’existence en soi, figée, je peux être une chose et son contraire.
Tout bouge, tout change, c’est cela ?
T.X.T. : Oui, c’est l’impermanence, concept de base dans le bouddhisme, mais que l’on peine à envisager ailleurs, notamment dans la science occidentale. Ainsi, celle-ci a longtemps pensé que le ciel était fixe, suivant ce que l’on appelle l’immuabilité aristotélicienne : étant du domaine des dieux, et les dieux étant parfaits, le ciel doit l’être aussi. Or, comment changer ce qui est parfait ? Le ciel, donc, doit être statique, éternel. Il aura fallu attendre Copernic, en 1543, pour admettre son impermanence. De même, vous pensez sans doute qu’en ce moment nous sommes assis, ici, sans bouger ? Grâce à la science, je peux vous affirmer qu’en même temps que je vous parle, la Terre nous entraîne à une vitesse de trente kilomètres par seconde autour du Soleil, qui tourne lui-même à deux cent vingt kilomètres par seconde autour du centre de la Voie lactée, qui tourne elle-même à quatre-vingt-dix kilomètres par seconde.
Pourquoi est-il important, pour vous, d’avoir des preuves rationnelles de concepts spirituels ?
T.X.T. : Ces connaissances de scientifique rassurent le bouddhiste que je suis. Imaginez que, au contraire, en prenant des mesures dans le ciel, je découvre que tout y est fixe : je serais très ennuyé ! J’ai l’esprit scientifique, j’aime avoir des preuves. Cela dit, la science ne peut pas encore toutes les donner, et il reste des domaines dans lesquels je suis obligé de croire. Par exemple, dans le cycle de renaissance et le karma. J’y crois parce que je n’ai pas le choix, c’est très difficile à vérifier scientifiquement. Bien que certains phénomènes m’interpellent, comme les événements qui permettent le passage d’un dalaï-lama à l’autre : comment, sinon grâce au karma, un enfant pourrait- il reconnaître ce qui a appartenu à un précédent dalaï-lama ? Et si cet enfant avait été choisi par hasard et non suivant les consignes d’un rêve du dalaï-lama, comment pourrait-il dégager une telle bonté et une telle intelligence ?
Donc, de votre point de vue de scientifique, le karma existe ?
T.X.T. : C’est mon avis de bouddhiste plus que de scientifique, car cela ne relève pas de mon champ d’étude. Mais il est certain que lorsque j’entends des neurobiologistes affirmer que si l’esprit meurt, la matière meurt aussi, je n’y crois pas. Ou, plutôt, je parie que non. L’amour que vous ressentez pour votre enfant ou pour votre conjoint ne serait que l’effet de courants chimiques ou électriques ? Le sentiment de beauté ne serait qu’une affaire d’électrons ? Moi, je parie que l’esprit est différent de la matière et que, lorsque votre corps meurt, votre esprit s’échappe et, si vous êtes toujours pris dans le cycle des renaissances, se réincarne. Le but étant de sortir de ce cycle et de ne plus renaître. Cela me semble d’autant plus probable que, depuis Bouddha, personne, n’a pu, en une vie, atteindre l’éveil.
Et où vous situez-vous dans le cycle du karma ?
T.X.T. : [Rire gêné.] Je n’ai pas la prétention de me situer où que ce soit ! Mais si je reste fidèle au principe du karma, il est probable que je me sois plutôt bien comporté dans mes vies antérieures, sans quoi je n’aurais pas eu, dans celle-ci, l’opportunité d’apprendre, de comprendre, de découvrir…
Rien n’arrive par hasard ?
T.X.T. : Non, en effet, dans le bouddhisme règne la loi de la causalité, ce que vous faites et pensez a des conséquences directes. Ce n’est pas par hasard que vous êtes ici, que vous vivez avec tel homme. Attention, il ne s’agit pas de dire que nous n’avons pas de libre arbitre, mais simplement que notre vie suit une ligne directrice. À nous de profiter de ce temps pour agir et penser au mieux, afin de réduire notre karma. Cette absence de hasard, je la vois également en physique : les lois de l’univers sont réglées trop précisément pour être le fait de la seule contingence.
Vous pensez qu’il y a un principe créateur ?
T.X.T. : Oui, mais pas au sens chrétien. J’ai une vision panthéiste à la Spinoza ou à la Einstein, selon laquelle le principe créateur relève davantage de l’harmonie.
Et l’homme, dans tout cela ?
T.X.T. : Selon moi, la conscience humaine est apparue pour appréhender cette beauté et cette harmonie. Cela s’appelle le principe anthropique, et c’est le pari que je fais. Car pourquoi créer un monde d’une telle perfection s’il n’y a personne pour la constater ? Pour rien ? Beaucoup de mes collègues le pensent : ils croient en un « multivers », c’est-à-dire qu’il existerait plusieurs univers parallèles, configurés de façons toutes différentes, et dont la plupart seraient vides de conscience et de vie, sauf certains où, par hasard, la vie aurait surgi. Mais cela relève du postulat métaphysique : nos télescopes ne nous permettent pas de voir plus loin que notre propre univers.
Votre bouddhisme n’oriente-t-il pas vos conclusions scientifiques ?
T.X.T. : Aucun scientifique ne travaille de manière isolée, il est toujours inséré dans une culture, une tradition, une société. Mais, ensuite, ses travaux sont repris par d’autres scientifiques, qui les utilisent et les affinent, et d’autres après eux… Ce qui, je pense, vide peu à peu ses travaux de leur substance subjective, jusqu’à les rapprocher chaque fois un peu plus de la vérité.
Vous croyez la vérité inaccessible ?
T.X.T. : En bouddhisme, on distingue deux formes de vérité, la vérité apparente et la vérité ultime. Je crois que la science nous rapproche de cette dernière, mais sans parvenir jusqu’à elle, en effet. À moins d’atteindre l’état de l’éveil : alors, peut-être, nous pouvons voir la vérité ! Sinon, il reste toujours ce que j’appelle « la mélodie secrète » [en référence au titre de son premier ouvrage, ndlr] de l’univers, indéchiffrable. C’est une chance pour le scientifique : il aura toujours des problèmes à résoudre !
Quand vous étiez enfant, pensiez-vous devenir un jour un scientifique mondialement connu ? Était-ce un projet ?
T.X.T. : Non. Je n’ai jamais été dans une quête de réussite ou de célébrité. Je suis seulement mû par le désir de faire de mon mieux et d’insister sur ma voie. Ce n’est pas de l’ambition, c’est quelque chose en moi qui me pousse depuis toujours. Je pense que c’est inné ; certains l’ont, d’autres non. Il suffit qu’à cela s’ajoutent un petit peu de talent et beaucoup de chance – être au bon endroit au bon moment, rencontrer de grands maîtres… Et être né dans un certain environnement familial : mes parents ne m’ont jamais « poussé » au travail, mais je suis convaincu que, malgré moi, la tradition familiale de mandarinat dans laquelle je m’inscris m’a beaucoup porté.
Sinon que vos aïeux mandarins étaient surtout des littéraires…
T.X.T. : Les arts et les lettres comptent également beaucoup pour moi. Il ne faut pas croire que, sous prétexte qu’elle utilise des méthodes rigoureuses et sait dominer la nature, la science a réponse à tout. Monet, Rubens ou William Blake en savent autant sur la condition humaine que les scientifiques. L’hyperspécialisation me désole : quel intérêt à savoir presque tout sur presque rien ? La science n’est qu’une fenêtre ; si nous voulons comprendre le réel, sachons regarder à travers toutes les autres, aussi.
Pendant vos études aux États-Unis, le Viêt Nam était en guerre, vous saviez votre famille en danger, votre père a même été emprisonné : se mettre « la tête dans les étoiles » alors que son pays et sa famille sont en train de subir le pire, n’était-ce pas une façon de fuir la réalité ?
T.X.T. : C’est une question que je me suis posée. J’avais l’oeil plongé dans le télescope de Palomar alors que le nord du Viêt Nam envahissait le sud dans le sang. Oui, c’est étrange… Mais, là encore, je suis convaincu qu’il n’y a pas de hasard et que tout se rejoint. Si je n’avais pas fait ces études et rencontré, via une amie de l’université, un proche du Premier ministre vietnamien de l’époque, je n’aurais pas pu faire sortir mon père de prison.
L’étude de l’univers vous aidait peut-être aussi à relativiser sur votre propre vie ?
T.X.T. : Oui, cela permet de garder en tête que les problèmes que je crois importants ne sont rien à l’échelle de l’univers… Mais ils peuvent être cruciaux pour mes proches ! La référence au plus grand permet de relativiser la violence de ce qui m’affecte, moi, elle ne doit pas m’inciter à relativiser ce qui affecte les autres. Quand leur bonheur est impliqué, je dois revenir à l’échelle de la vie.
Vous avez vécu au Viêt Nam, en Suisse, en France, aux États-Unis… D’où vous sentez-vous ?
T.X.T. : Aujourd’hui, ma vision astronomique de l’homme l’emporte, je me sens du cosmos. L’image qui m’a le plus marqué dans ma vie, c’est lorsque, grâce aux astronautes de la mission Apollo, nous avons découvert la Terre depuis un autre astre, en 1967. En voyant cette petite planète bleue flottant dans l’espace, fragile, il m’est apparu évident que les frontières n’existent pas, ou seulement dans nos têtes. Nous sommes tous liés. Tous poussières d’étoiles.
Le Cosmos et le Lotus de Trinh Xuan Thuan
Après plusieurs best-sellers vendus dans le monde, l’astrophysicien publie son autobiographie. De son parcours scolaire et universitaire, marqué par de belles rencontres, à ses convictions de scientifique, de bouddhiste et d’homme, il revient sur tout ce qui le compose et lui importe. Le livre d’un pédagogue, d’un optimiste et d’un grand amoureux de la langue française, apprise sur les bancs de l’école.
Dates clés
20 août 1948 Naissance à Hanoi, au Viêt Nam.
À partir de 1967 Après le lycée français de Saigon, études en Suisse et aux États-Unis.
1974 Ph. D (doctorat) en astrophysique.
1975 Chute de Saigon. Son père, juge à la Cour suprême, est emprisonné huit ans.
Depuis 1976 Professeur d’astrophysique à l’université de Virginie (États-Unis) et professeur invité à l’université de Paris-VII et au CNRS.
1988 Publie La Mélodie secrète (Gallimard, “Folio essais”, 1991).
2004 Découvre la plus jeune galaxie naine de l’univers, I Zwicky 18.
Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Et si le bouddhisme pouvait nous expliquer le réel aussi bien que la science ? L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, reconnu comme l’un des plus grands connaisseurs actuels des galaxies, n’est pas loin de le penser. Et de pouvoir le prouver. Il publie une autobiographie inspirée, où il revient sur ce qui le fonde.
Propos recueillis par Anne Laure Gannac
Psychologies : Comment vous présenter ? Comme un astrophysicien bouddhiste ou comme un bouddhiste devenu astrophysicien ?
Trinh Xuan Thuan : Ce sont deux compartiments de ma vie étroitement mêlés, et je serais malheureux si l’un des deux manquait. Mais j’ai d’abord été bouddhiste, puisque j’ai été éduqué dans cette tradition, principale religion au Viêt Nam, où je suis né. Enfant, j’allais souvent à la pagode, et ma mère avait un autel à la maison où je la rejoignais lorsqu’elle récitait les sutras. Pour autant, je connaissais mal cette religion; je ne m’y suis intéressé de près que bien plus tard.
Pourquoi cet intérêt tardif ?
T.X.T. : Jeune, j’étais surtout excité par la connaissance, apprendre, découvrir, soulever des pans de mystère de l’univers. Mais, avec les années, la vie intérieure prend plus de place : je vois ma mère vieillir, et moi-même… Face à cela, la science n’est d’aucun secours. Le bouddhisme, si. Quand il m’apprend, notamment, que l’on ne meurt jamais tout à fait, cela me rassure. Par ailleurs, j’ai rencontré Matthieu Ricard (Matthieu Ricard est un moine bouddhiste et le traducteur français officiel du dalaï-lama ndlr. Dernier ouvrage paru : Cent Huit Sourires (La Martinière, 2011)), il y a une dizaine d’années, et nos longues discussions sur le bouddhisme m’ont encouragé à m’y plonger plus intensément.
Vous avez publié un livre ensemble : "L’Infini dans la paume de la main" (Pocket, 2002), où vous compariez les théories du bouddhisme et les connaissances de l’astrophysique. Le sage et le scientifique se situent-ils sur le même plan ?
T.X.T. : Non, leurs méthodes et leurs buts sont différents. Le but du bouddhiste est qualitatif, voire thérapeutique : il s’agit de vivre mieux. Tandis que celui du scientifique est de comprendre la nature, de découvrir des lois, des régularités dans le cosmos. Car ce n’est pas un chaos complet, et c’est ce qui m’a toujours étonné : qu’il y ait de l’ordre, de la beauté, de l’harmonie dans l’univers.
Vous parlez là comme un bouddhiste plus que comme un astrophysicien…
T.X.T. : Disons que c’est une découverte que tous deux peuvent partager. Mais chacun la fait avec ses propres méthodes. L’intuition et l’esprit pour le bouddhiste, le langage mathématique et l’expérience pour le scientifique. Vous savez, la vraie science est née au XIXe siècle, et le bouddhisme il y a deux mille cinq cents ans : aucun des deux n’a eu besoin de l’autre pour émerger, il serait donc idiot de vouloir les rapprocher à tout prix. Ce que je cherche plutôt, c’est de la cohérence entre leurs discours : puisque tous deux portent sur une même chose, le réel, et puisqu’ils sont cohérents chacun a sa façon, ils doivent forcément se recouper.
Dans votre dernier ouvrage, "Le Cosmos et le Lotus", vous citez Einstein, qui, déjà, disait que s’il y avait une religion en accord avec la science moderne c’était le bouddhisme…
T.X.T. : Oui, et c’est ce que disent aussi les pères de la mécanique quantique et beaucoup d’autres grands scientifiques. Je prends un exemple : en science, on sait que la lumière peut être à la fois particule et onde. Mais comment être une chose et une autre en même temps ? Cela paraît impossible pour la pensée occidentale, alors que la pensée bouddhiste le conçoit sans difficulté : puisqu’il n’y a pas d’existence en soi, figée, je peux être une chose et son contraire.
Tout bouge, tout change, c’est cela ?
T.X.T. : Oui, c’est l’impermanence, concept de base dans le bouddhisme, mais que l’on peine à envisager ailleurs, notamment dans la science occidentale. Ainsi, celle-ci a longtemps pensé que le ciel était fixe, suivant ce que l’on appelle l’immuabilité aristotélicienne : étant du domaine des dieux, et les dieux étant parfaits, le ciel doit l’être aussi. Or, comment changer ce qui est parfait ? Le ciel, donc, doit être statique, éternel. Il aura fallu attendre Copernic, en 1543, pour admettre son impermanence. De même, vous pensez sans doute qu’en ce moment nous sommes assis, ici, sans bouger ? Grâce à la science, je peux vous affirmer qu’en même temps que je vous parle, la Terre nous entraîne à une vitesse de trente kilomètres par seconde autour du Soleil, qui tourne lui-même à deux cent vingt kilomètres par seconde autour du centre de la Voie lactée, qui tourne elle-même à quatre-vingt-dix kilomètres par seconde.
Pourquoi est-il important, pour vous, d’avoir des preuves rationnelles de concepts spirituels ?
T.X.T. : Ces connaissances de scientifique rassurent le bouddhiste que je suis. Imaginez que, au contraire, en prenant des mesures dans le ciel, je découvre que tout y est fixe : je serais très ennuyé ! J’ai l’esprit scientifique, j’aime avoir des preuves. Cela dit, la science ne peut pas encore toutes les donner, et il reste des domaines dans lesquels je suis obligé de croire. Par exemple, dans le cycle de renaissance et le karma. J’y crois parce que je n’ai pas le choix, c’est très difficile à vérifier scientifiquement. Bien que certains phénomènes m’interpellent, comme les événements qui permettent le passage d’un dalaï-lama à l’autre : comment, sinon grâce au karma, un enfant pourrait- il reconnaître ce qui a appartenu à un précédent dalaï-lama ? Et si cet enfant avait été choisi par hasard et non suivant les consignes d’un rêve du dalaï-lama, comment pourrait-il dégager une telle bonté et une telle intelligence ?
Donc, de votre point de vue de scientifique, le karma existe ?
T.X.T. : C’est mon avis de bouddhiste plus que de scientifique, car cela ne relève pas de mon champ d’étude. Mais il est certain que lorsque j’entends des neurobiologistes affirmer que si l’esprit meurt, la matière meurt aussi, je n’y crois pas. Ou, plutôt, je parie que non. L’amour que vous ressentez pour votre enfant ou pour votre conjoint ne serait que l’effet de courants chimiques ou électriques ? Le sentiment de beauté ne serait qu’une affaire d’électrons ? Moi, je parie que l’esprit est différent de la matière et que, lorsque votre corps meurt, votre esprit s’échappe et, si vous êtes toujours pris dans le cycle des renaissances, se réincarne. Le but étant de sortir de ce cycle et de ne plus renaître. Cela me semble d’autant plus probable que, depuis Bouddha, personne, n’a pu, en une vie, atteindre l’éveil.
Et où vous situez-vous dans le cycle du karma ?
T.X.T. : [Rire gêné.] Je n’ai pas la prétention de me situer où que ce soit ! Mais si je reste fidèle au principe du karma, il est probable que je me sois plutôt bien comporté dans mes vies antérieures, sans quoi je n’aurais pas eu, dans celle-ci, l’opportunité d’apprendre, de comprendre, de découvrir…
Rien n’arrive par hasard ?
T.X.T. : Non, en effet, dans le bouddhisme règne la loi de la causalité, ce que vous faites et pensez a des conséquences directes. Ce n’est pas par hasard que vous êtes ici, que vous vivez avec tel homme. Attention, il ne s’agit pas de dire que nous n’avons pas de libre arbitre, mais simplement que notre vie suit une ligne directrice. À nous de profiter de ce temps pour agir et penser au mieux, afin de réduire notre karma. Cette absence de hasard, je la vois également en physique : les lois de l’univers sont réglées trop précisément pour être le fait de la seule contingence.
Vous pensez qu’il y a un principe créateur ?
T.X.T. : Oui, mais pas au sens chrétien. J’ai une vision panthéiste à la Spinoza ou à la Einstein, selon laquelle le principe créateur relève davantage de l’harmonie.
Et l’homme, dans tout cela ?
T.X.T. : Selon moi, la conscience humaine est apparue pour appréhender cette beauté et cette harmonie. Cela s’appelle le principe anthropique, et c’est le pari que je fais. Car pourquoi créer un monde d’une telle perfection s’il n’y a personne pour la constater ? Pour rien ? Beaucoup de mes collègues le pensent : ils croient en un « multivers », c’est-à-dire qu’il existerait plusieurs univers parallèles, configurés de façons toutes différentes, et dont la plupart seraient vides de conscience et de vie, sauf certains où, par hasard, la vie aurait surgi. Mais cela relève du postulat métaphysique : nos télescopes ne nous permettent pas de voir plus loin que notre propre univers.
Votre bouddhisme n’oriente-t-il pas vos conclusions scientifiques ?
T.X.T. : Aucun scientifique ne travaille de manière isolée, il est toujours inséré dans une culture, une tradition, une société. Mais, ensuite, ses travaux sont repris par d’autres scientifiques, qui les utilisent et les affinent, et d’autres après eux… Ce qui, je pense, vide peu à peu ses travaux de leur substance subjective, jusqu’à les rapprocher chaque fois un peu plus de la vérité.
Vous croyez la vérité inaccessible ?
T.X.T. : En bouddhisme, on distingue deux formes de vérité, la vérité apparente et la vérité ultime. Je crois que la science nous rapproche de cette dernière, mais sans parvenir jusqu’à elle, en effet. À moins d’atteindre l’état de l’éveil : alors, peut-être, nous pouvons voir la vérité ! Sinon, il reste toujours ce que j’appelle « la mélodie secrète » [en référence au titre de son premier ouvrage, ndlr] de l’univers, indéchiffrable. C’est une chance pour le scientifique : il aura toujours des problèmes à résoudre !
Quand vous étiez enfant, pensiez-vous devenir un jour un scientifique mondialement connu ? Était-ce un projet ?
T.X.T. : Non. Je n’ai jamais été dans une quête de réussite ou de célébrité. Je suis seulement mû par le désir de faire de mon mieux et d’insister sur ma voie. Ce n’est pas de l’ambition, c’est quelque chose en moi qui me pousse depuis toujours. Je pense que c’est inné ; certains l’ont, d’autres non. Il suffit qu’à cela s’ajoutent un petit peu de talent et beaucoup de chance – être au bon endroit au bon moment, rencontrer de grands maîtres… Et être né dans un certain environnement familial : mes parents ne m’ont jamais « poussé » au travail, mais je suis convaincu que, malgré moi, la tradition familiale de mandarinat dans laquelle je m’inscris m’a beaucoup porté.
Sinon que vos aïeux mandarins étaient surtout des littéraires…
T.X.T. : Les arts et les lettres comptent également beaucoup pour moi. Il ne faut pas croire que, sous prétexte qu’elle utilise des méthodes rigoureuses et sait dominer la nature, la science a réponse à tout. Monet, Rubens ou William Blake en savent autant sur la condition humaine que les scientifiques. L’hyperspécialisation me désole : quel intérêt à savoir presque tout sur presque rien ? La science n’est qu’une fenêtre ; si nous voulons comprendre le réel, sachons regarder à travers toutes les autres, aussi.
Pendant vos études aux États-Unis, le Viêt Nam était en guerre, vous saviez votre famille en danger, votre père a même été emprisonné : se mettre « la tête dans les étoiles » alors que son pays et sa famille sont en train de subir le pire, n’était-ce pas une façon de fuir la réalité ?
T.X.T. : C’est une question que je me suis posée. J’avais l’oeil plongé dans le télescope de Palomar alors que le nord du Viêt Nam envahissait le sud dans le sang. Oui, c’est étrange… Mais, là encore, je suis convaincu qu’il n’y a pas de hasard et que tout se rejoint. Si je n’avais pas fait ces études et rencontré, via une amie de l’université, un proche du Premier ministre vietnamien de l’époque, je n’aurais pas pu faire sortir mon père de prison.
L’étude de l’univers vous aidait peut-être aussi à relativiser sur votre propre vie ?
T.X.T. : Oui, cela permet de garder en tête que les problèmes que je crois importants ne sont rien à l’échelle de l’univers… Mais ils peuvent être cruciaux pour mes proches ! La référence au plus grand permet de relativiser la violence de ce qui m’affecte, moi, elle ne doit pas m’inciter à relativiser ce qui affecte les autres. Quand leur bonheur est impliqué, je dois revenir à l’échelle de la vie.
Vous avez vécu au Viêt Nam, en Suisse, en France, aux États-Unis… D’où vous sentez-vous ?
T.X.T. : Aujourd’hui, ma vision astronomique de l’homme l’emporte, je me sens du cosmos. L’image qui m’a le plus marqué dans ma vie, c’est lorsque, grâce aux astronautes de la mission Apollo, nous avons découvert la Terre depuis un autre astre, en 1967. En voyant cette petite planète bleue flottant dans l’espace, fragile, il m’est apparu évident que les frontières n’existent pas, ou seulement dans nos têtes. Nous sommes tous liés. Tous poussières d’étoiles.
Le Cosmos et le Lotus de Trinh Xuan Thuan
Après plusieurs best-sellers vendus dans le monde, l’astrophysicien publie son autobiographie. De son parcours scolaire et universitaire, marqué par de belles rencontres, à ses convictions de scientifique, de bouddhiste et d’homme, il revient sur tout ce qui le compose et lui importe. Le livre d’un pédagogue, d’un optimiste et d’un grand amoureux de la langue française, apprise sur les bancs de l’école.
Dates clés
20 août 1948 Naissance à Hanoi, au Viêt Nam.
À partir de 1967 Après le lycée français de Saigon, études en Suisse et aux États-Unis.
1974 Ph. D (doctorat) en astrophysique.
1975 Chute de Saigon. Son père, juge à la Cour suprême, est emprisonné huit ans.
Depuis 1976 Professeur d’astrophysique à l’université de Virginie (États-Unis) et professeur invité à l’université de Paris-VII et au CNRS.
1988 Publie La Mélodie secrète (Gallimard, “Folio essais”, 1991).
2004 Découvre la plus jeune galaxie naine de l’univers, I Zwicky 18.
Invité- Invité
Re: Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Merci d'avoir lancé ce sujet, je découvre !
_________________
...S'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante (1 Cor XIII, 1)
>> Mon blog change d'adresse pour fuir la pub : https://blogrenblog.wordpress.com/ <<
Re: Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Au plaisir. J'ai aussi bien entamé le livre écrit conjointement par Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan, c'est passionnant et vertigineux : l'infini dans la paume de la main. "Le Cosmos et le Lotus" que je lis en ce moment est aussi très intéressant. Il y a aussi des choses fascinantes entre la pensée du grande philosophe bouddhiste Nagarjuna et le physique quantique moderne.
De toute les spiritualité du monde le bouddhisme est sans doute celle qui peut le plus aisément dialoguer avec la science, car la pratique bouddhique est non dénuée d'une certaine méthode ou logique scientifique. De plus les bouddhistes sont souvent des experts en dialectique, cela aide.
De toute les spiritualité du monde le bouddhisme est sans doute celle qui peut le plus aisément dialoguer avec la science, car la pratique bouddhique est non dénuée d'une certaine méthode ou logique scientifique. De plus les bouddhistes sont souvent des experts en dialectique, cela aide.
Trinh Xuan Thuan est vraiment quelqu'un d'intéressant, avec une vie pour le moins exceptionnelle, un monsieur remarquable à la fois scientifique, littéraire et spirituel, parlant couramment l'anglais, le français et le vietnamien.
Invité- Invité
Re: Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Par exemple ?Madhyamaka a écrit:Il y a aussi des choses fascinantes entre la pensée du grande philosophe bouddhiste Nagarjuna et le physique quantique moderne
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...S'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante (1 Cor XIII, 1)
>> Mon blog change d'adresse pour fuir la pub : https://blogrenblog.wordpress.com/ <<
Re: Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Bouddhisme et Physique quantique - Buddhachannel
Nagarjuna et la physique
Nagarjuna et la physique
Un étrange parallélisme entre deux concepts de la réalité
Il y a un parallélisme surprenant entre le concept philosophique de la réalité de Nagarjuna et le concept physique de la réalité de la physique quantique. Pour les deux, la réalité fondamentale ne repose pas sur un noyau dur mais sur des systèmes d’éléments mutuels et interdépendants. Ces concepts de réalité sont incompatibles avec les concepts substantiels, subjectifs, holistiques et instrumentalistes qui sont le fondement des manières de pensée du monde moderne.
Un texte de Christian Thomas Kohl- Spoiler:
- Le concept de la réalité de Nagarjuna
Nagarjuna était le philosophe bouddhiste le plus important de l’Inde. Selon Etienne Lamotte il vivait dans la deuxième partie du 3ème siècle. Sa philosophie est d’une grande actualité. Jusqu’à nos jours elle a déterminé les manières de penser de toutes les traditions du bouddhisme tibétain. Nous avons peu d’information sur sa vie privée, mais beaucoup de légendes dont nous ne rentrerons pas dans les détails.
Par contre l’authenticité de 13 de ses œuvres est assurée dans la recherche scientifique. C’est surtout le danois Chr. Lindtner qui s’est occupé de la vérification et de la traduction de ces 13 œuvres [1]. Son œuvre principale, Stances du milieu par excellence [Mulamadhyamaka-karika][en abréviation : MMK] est récemment paru dans une traduction française de Guy Bugault [2]. Nagarjuna est le fondateur de l’école philosophique du chemin du milieu, Madhyamaka. Le chemin du milieu représente un chemin philosophique et spirituel qui cherche à éviter des concepts métaphysiques extrêmes, surtout les concepts de la pensée substantielle et subjective. Dans son ouvrage principal, Stances du milieu par excellence [MMK], le chemin du milieu est décrit de la façon suivante : "24,18 C’est la production dépendante [pratityasamutpada] que nous entendons sous le nom de la non-substantialité [sunyata]. C’est là une désignation métaphorique, ce n’est rien d’autre que la voie du milieu"[3]. Donc selon Nagarjuna la dépendance des choses est identique avec la non-substantialité des choses.
La philosophie de Nagarjuna repose sur deux aspects .
D’une part une exposition de son propre concept de réalité [pratityasamutpada et sunyata] selon lequel la réalité fondamentale n’a pas de noyau dur et ne consiste pas en éléments indépendants mais en systèmes de deux parties mutuelles et interdépendantes. Ce concept est opposé à une des expression clé de la métaphysique traditionnelle de l’Inde : svabhava [être propre].
D’autre part elle consiste en de nombreuses indications à des contradictions internes de 4 concepts extrêmes, qui ne sont pas présentés dans tous les détails mais seulement dans leurs principes.
On peut cependant aisément reconnaître de quels modes à pensée ces principes font référence et c’est important, car il s’agit de nos modes de pensée qui ne nous permettent pas de connaître la réalité comme elle est.
Ce thème n’est pas seulement une discussion de la métaphysique traditionnelle de l’Inde. Ces 4 approches extrêmes, je les réfère aux modes de pensée substantiels, subjectifs, holistiques et instrumentalistes du monde moderne. Pour pouvoir contourner et éviter ces modes de penser, il faut d’abord les connaître. C’est pour cela qu’il sont esquissés ici d’une façon fragmentaire.
Le substantialisme
La pensée substantielle est en Europe au centre de la métaphysique traditionnelle, si l’on se base sur la philosophie présocratique en passant par Platon jusqu’à Kant. Selon la métaphysique traditionnelle la substance ou l’être propre est une chose inchangeable, identique à elle-même, ne résultant d’aucun élément, existant par soi-même. La substance ou l’être propre est la raison d’être de toute chose, le fondement immatériel du monde dans lequel nous vivons. Sous les termes « substance suprême » la métaphysique traditionnelle assimilait souvent Dieu ou un être divin. Depuis Kant les courants principaux de la philosophie moderne ne considéraient plus les choses comme des éléments de la réflexion philosophique. L’objet de la pensée étant devenu la raison comme moyen de la connaissance. C’est pour cela que la métaphysique traditionnelle a perdu une certaine importance. Mais les concepts centraux comme l’être, la substance, la réalité ont été remplacés par des expressions scientifiques substantielles et réductionnistes. Maintenant ce sont des termes scientifiques tels que les atomes, les particules, l’énergie, les champs de force, les lois de la nature, de symétrie qui sont la raison d’être des choses .
Le subjectivisme
Par l’expression « la pensée subjective » j’entends le tournant vers le sujet qui a été introduit par René Descartes. C’est la doctrine selon laquelle la conscience est la donnée primaire tandis que toute autre chose est le contenu, la forme ou la création de la conscience. L’apogée de ce subjectivisme c’est l’idéalisme de Berkeley. La philosophie de Kant peut être considérée comme un subjectivisme modéré. La primauté de la subjectivité ou de la conscience de soi-même est depuis Descartes le pivot de la pensée philosophique moderne qui lui rend évidence et certitude [Gadamer].
L’holisme
Cette troisième approche cherche à éviter l’alternative stéréotypée et schématique des deux premières approches en faisant une fusion des deux aspects en un seul. Maintenant il ne s’agit plus de parties, il n’y a rien que l’identité, tout est un. L’holisme fait du tout un principe absolu. C’est une mythification. Le tout devient une unité indépendante des ses parties. La totalité est entendue comme une chose concrète comme si la totalité était un fait empirique qui se base sur l’expérience.
Cette approche est liée à l’histoire de la philosophie aux noms de différents penseurs comme Saint Thomas d’Aquin, Leibniz et Schelling. Dans la physique quantique elle est représentée avant tout par le physicien David Bohm.
L’instrumentalisme
Cette 4ème approche consiste à une réfutation de l’existence du sujet et de l’objet. Elle ne tient pas compte du sujet et de l’objet. Au lieu de préférer l’un ou l’autre ou les deux à la fois, l’instrumentalisme refuse les deux. La question de la réalité est dénuée d’importance ou même inutile. L’instrumentalisme est moderne, intelligent [par exemple dans la personne du philosophe Enst Cassirer] et parfois un peu chicanier. Il est difficile de s’en échapper. Il consiste à considérer la pensée comme une assimilation d’informations. Il ne s’occupe plus de quels phénomènes les informations informent. C’est un problème qui lui vient du subjectivisme, dont le philosophe Donald Davidson disait : « Quand on s’est décidé pour l’approche de Descartes, il parait que l’on ne sait plus indiquer pour quelles choses les références sont références"[4]. L’instrumentalisme est une notion collective, il indique des conceptions scientifiques différentes , qui font abstractions de la connaissance humaine dans son ensemble ou des formations scientifiques (des conceptions, thèses ou théories) comme reproduction de la structure de la réalité mais plutôt comme un résultat de l’interaction humaine avec la nature pour le but d’une orientation théorique et pratique. Selon l’instrumentalisme les théories ne sont pas une description du monde mais des instruments efficaces pour le calcul et la prédiction [5]. L’approche instrumentaliste est exprimée en quelques mots seulement par le physicien Anton Zeilinger qui dit dans un interview : « Dans la physique classique nous parlons d’un monde des choses, qui existent quelque par là à l’extérieur et nous décrivons cette nature. Dans la physique quantique nous avons appris qu’il faut être très prudent. En dernière analyse la physique n’est pas la science de la nature mais la science des déclarations sur la nature. La nature elle même est toujours une construction mentale. Niels Bohr a dit cela une fois de cette manière : Il n’y a pas de monde quantique, il n’y a qu’une description quantique"[6].
Nagarjuna présente ces 4 concepts de la réalité dans un schéma qui est appelé en Sanscrit ’catuskoti’ et en grec ’tétralemme’. C’est un groupe de quatre propositions, dont la deuxième est la contradictoire de la première, la troisième étant l’addition des deux et la quatrième leur annulation. En peu de mots les 4 concepts principaux de Nagarjuna peuvent être formulé de la façon suivante : Jamais, le nulle part, rien qui surgisse substantiellement, ni de soi-même, ni d’autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause. Derrière cette phrase il y a des concepts de la réalité qui peuvent être liés à 4 façons de penser : les façons substantielles, subjectives, holistes et instrumentalistes. Il sera difficile de trouver un homme ou une femme moderne qui ne manifeste pas à sa manière une de ses quatre approches extrêmes. C’est cela qui explique l’actualité de la philosophie de Nagarjuna. Nagarjuna n’a pas du tout réfuté la pensée substantielle pour arriver au subjectivisme, comme cela lui a été reproché . Il n’a pas refusé le schéma dualiste pour arriver à une approche holiste ou de la totalité, comme l’ont dit de lui certains interprètes bienveillants. Et il n’a pas réfuté l’holisme pour s’arrêter dans les nuages de l’instrumentalisme, comme bon nombre d’interprètes succédant à Ludwig Wittgenstein l’affirment. Et pourquoi pas ? Ce sont précisément les 4 approches extrêmes qui sont réfutées systématiquement par Nagarjuna.
Déjà dans la première stance des « Stances du milieu par excellence » est expliqué non seulement le dilemme mais le tétralemme de notre pensée : « MMK 1,1 Jamais, nulle part, rien qui surgisse, ni de soi-même, ni d’autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause ». Cette stance peut être considérée comme l’affirmation principale des MMK : la réfutation de 4 approches métaphysiques extrêmes qui ne sont pas compatibles avec la dépendance mutuelle des choses. Le reste des MMK ne serait alors qu’une explication de cette stance. C’est pour cela qu’il faut effectuer une approche minutieuse et précise. Qu’est-ce-que l’affirmation de cette stance, qu’il n’y a rien à trouver, qu’il n’y a rien, que rien n’existe ? Nagarjuna était-il aveugle ? Est-ce-qu’il voulait nier le monde extérieur ? Est-ce qu’il voulait réfuter ce qui est évident ? Voulait-il remettre en question le monde dans lequel nous vivons ? Voulait-il réfuter l’expérience quotidienne que nous pouvons trouver partout, des choses qui ont surgit d’une manière ou d’une autre ? Quand une cause n’est pas surgit d’elle-même elle doit avoir surgit d’autre chose. Cela serait une objection valable si on entend par surgir la production empirique des choses. Mais que signifie la notion ’surgir’ ? Dans un autre livre Nagarjuna donne lui-même une indication pour la compréhension de cette notion. Il écrit dans son livre Yuktisastika (YS) : « 19 Ce qui n’est pas surgit d’une façon substantielle, comment on peut le nommer littéralement ’surgir’ ? [7] » Par la production des choses il n’entend pas la production empirique, mais plutôt la production substantielle. Quand Nagarjuna dit dans son œuvre principale [MMK] que la production d’une chose est dépourvue de sens [MMK 7, 29], qu’il n’y a pas d’existence des choses [MMK 3,7 ; MMK 5,8 ; MMK 14,6], que l’on ne les trouve pas [MMK 2, 24-25 ; MMK 9,11], qu’ils ne sont pas [MMK 15,10] et qu’ils sont des faux-semblant [MMK 13,1] – cela signifie manifestement que les choses ne surgissent pas d’une façon substantielle, elles n’existent pas par elles mêmes, on ne trouve pas leur indépendance et dans ce sens elles sont irréelles. C’est uniquement l’idée de la production substantielle des choses, uniquement celle d’une existence absolue et indépendante, mais nullement la production empirique ou l’existence empirique des choses qui sont réfutées par Nagarjuna.
Nagarjuna s’explique dans les ’Stances du milieu par excellence’. Il dit : „MMK 15, 10 Dire ’il y a’ c’est prendre les choses comme éternelles, dire ’il n’y a pas’ c’est ne voir que leur anéantissement. C’est pourquoi l’homme clairvoyant ne s’attachera ni à l’idée d’être ni à l’idée de non-être". L’expression ’Il y a’ a chez Nagarjuna la signification ’Il y a substance’. Son thème n’est pas l’existence empirique des choses, mais l’idée métaphysique d’une durée permanente ou d’une substance des choses. Ce n’est que l’idée de l’être propre, sans participation à une autre chose qui est réfutée par Nagarjuna. Les choses n’existent pas pour elles-mêmes, elles n’existent pas d’une façon absolue, leur permanence est introuvable, elles ne sont pas indépendantes, mais elles sont dépendantes l’une de l’autre.
Quand aux nombreuses interprétations qui essayent de faire dire de Nagarjuna qu’il réfute l’existence empirique des choses, c’est une généralisation inadmissible qui approche Nagarjuna au subjectivisme ou idéalisme ou instrumentalisme. Ce genre d’interprétation est né d’approches métaphysiques qui ont des difficultés à reconnaitre l’existence empirique des choses, ce qui n’est pas du tout le cas chez Nagarjuna.
Comment Nagarjuna justifie-t’il son idée de la dépendance mutuelle ? Le point de départ de sont œuvre principale c’est la double nature des choses. Ces choses doubles ne peuvent être divisées en deux parties indépendantes. Elles sont un système de deux éléments matériels ou immatériels qui se complètent. Un élément n’existe pas sans l’autre, l’un est en corrélation avec l’autre.
Dans les MMK Nagarjuna s’occupe de ces différents systèmes doubles tels que :
Une chose & ses conditions
un marcheur & son trajet
le sujet voyant & l’objet vu
la cause & l’effet
le caractère & le caractérisable
la concupiscence & le sujet concupiscent
l’idée de la production & les causes de la production
l’acte & l’agent
le sujet qui voit & la vision
le feu & le combustible.
De cette manière, nous sommes guidés au centre de la philosophie de Nagarjuna. Il réside dans son concept de la réalité. Dans les 10 premiers chapitres de son œuvre principale, mais également dans les chapitres qui suivent Nagarjuna souligne une seule idée qui se trouve dans la conclusion suivante : les deux éléments d’un système de deux éléments ne sont pas identiques mais ils ne scindent pas en deux. La marque la plus importante des choses c’est leur dépendance et la non-substantialité qui en résulte, l’impossibilité de pouvoir exister d’une façon seule, indépendante, séparée, détachée et isolée. Ceci est le sens de sunyata : les choses sont sans un être propre et sans indépendance. La réalité fondamentale ne consiste trouver des facteurs singuliers et isolés. Les choses surgissent seulement en dépendance mutuelle d’autres choses. Elles ne surgissent pas substantiellement, car une chose dépendante ne peut pas être indépendante.
Une chose n’est pas indépendante des ses conditions et elle n’est pas identique avec elle. Un marcheur n’existe pas sans un trajet parcouru et il n’est pas lui même ce trajet. Chez un sujet voyant il n’y a ni identité ni disparité avec l’objet vu. Il n’y a pas une cause sans effet et vice versa. Le concept ’cause’ n’a pas de sens sans sa contrepartie ’effet’. Cause et effet ne font pas un, mais ils ne peuvent pas être séparés en deux concepts. Sans un caractère nous ne pouvons pas parler du caractérisable et vice versa. Comment pourrait-il avoir un sujet concupiscent sans la concupiscence ? Quand il n’y a pas des causes de la production alors il n’y a pas de production, par elle-même il n’y a ni l’un ni l’autre. Sans l’acte il n’y a pas l’agent, sans feu il n’y a pas de combustible. Feu et combustible ne forment pas un mais ils ne tombent pas en deux objets indépendants. Les éléments matériels et mentaux d’un système de deux éléments n’existent pas d’une façon isolée d’elles-mêmes. Ils ne sont pas identiques et ils ne sont pas indépendants mutuellement. Chez une paire de deux éléments corrélatifs la constitution et même l’existence entière d’un élément est dépendante de l’autre. Un se produit avec l’autre. Quand l’un disparait l’autre disparait avec lui. C’est pour cela : Jamais, nulle part, rien qui surgisse substantiellement, ni de soi-même, ni d’autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause. La réalité fondamentale ne consiste pas à la formation de noyau dur mais de systèmes dépendants.
Ce concept de réalité est pour l’instant une idée, une indication à une réalité qui à vrai dire ne peut pas être expliqué. Celui qui peut parler de la réalité tel qu’elle est, sans concepts, ne la connaît pas.
L’expérience yogine de la non-substantialité, l’expérience de sunyata et de pratityasamutpada, l’expérience vécue de la réalité telle qu’elle est, présuppose pour la tradition bouddhiste qui se réfère à Nagarjuna, une haute réalisation spirituelle. Elle demande d’abandonner les positions extrêmes, et même la dissolution de toute la pensée dualiste. Faire l’expérience de sunyata, vivre la non-substantialité des choses cela veut dire se libérer de tous les enchevêtrements de ce monde. Un autre mot pour décrire cela est : le nirvana.
Les interprétations
Selon Nagarjuna la première question à se poser est celle de la réalité et pas du tout celle concernant la conscience, l’esprit ou la connaissance. Ce subjectivisme est plutôt valable pour l’école philosophique du Yogacara ou pur le bouddhisme tantrique. Mais les interprétations des œuvres les plus importantes du Yogacara sont controversées parce qu’elles peuvent être comprises dans un sens ontologique qui nie le monde extérieur et qui adopte la position de l’idéalisme ou dans un sens une épistémologique ou dans un sens d’une théorie de la connaissance qui n’explique pas le monde extérieur mais plutôt la manière dans laquelle la perception est une projection de la conscience. Ce qui est appelé alayavijnana dans le Yogacara et Mahamoudra dans le bouddhisme tantrique se réfère à la connaissance bienheureuse de sunyata et chez Nagarjuna à sunyata même [8].
Pour montrer que ce sont les objets qui sont sans substances et d’une dépendance mutuelle et non seulement leur conception, je m’appuie sur la physique quantique. Dans la physique il ne s’agit pas uniquement de concepts mais aussi de constitution de la réalité physique. Elle ne produit directement que des modèles. Elle n’examine donc pas que des réalités qu’elle produit elle-même, mais nous devons aucunement aller si loin de considerer toutes nos perceptions et tous nos modèles de penser comme complètement arbritraires. Les constructions de notre esprit ne sont pas directement identiques avec la réalité mais elles ne sont pas du tout accidentelles et contingentes et en règle générale elles ne sont pas trompeuses [Irvin Rock]. Derrière ces modèles il y a les objets empiriques et approximativement il y a une ressemblance de structure d’un modèle physique réaliste avec l’objet correspondant.
Les fondements métaphysiques de la physique quantique
Remarque préalable
Il ne s’agit pas d’un exposé ou d’une critique de la physique quantique, mais plutôt d’une discussion des tournures d’esprit métaphysique, qui sont à la base de la physique quantique. Le concept de réalité de la physique quantique peut être exposé par trois notions clé : complémentarité, les 4 interactions et le phénomène d’intrication. [Le phénomène d’intrication n’est pas expliqué ici. Je mentionne seulement le commentaire de Roger Penrose. Il dit que : „Le phénomène d’intrication est une chose très étrange. C’est une chose intermédiaire entre des objets d’être séparés et d’être ensemble". Roger Penrose, The Large, the Small and the Human Mind, Cambridge University Press 1999, p. 66].
La physique quantique a une longue histoire, dans laquelle il n’y a pas été prouvé d’une façon définitive si les plus petits éléments de la lumière et de la matière ont un caractère de corpuscule ou d’onde.
Nombreuses expériences soutenaient l’une et l’autre supposition. Les électrons et les photons se comportent parfois comme des ondes et parfois comme des corpuscules. Cela était nommé le dualisme d’ondes-corpuscules. La conception du dualisme a été comprise comme une dichotomie et une contradiction logique. Selon la conception du dualisme les électrons et les photons ne peuvent pas être des corpuscules et également des ondes. Ce sont des espérances et attentes que nous avons liées à l’atomisme, car dans le sens de l’atomisme une explication scientifique consiste à réduire une chose changeable à ses éléments constants ou à des lois mathématiques. C’est de la conception dualiste de base que l’atomisme moderne a hérité de la science de la nature des grecques : il n’y a pas de substance et de permanence dans les objets de perception du monde dans lequel nous vivons, mais uniquement dans les éléments des choses et dans l’ordre mathématique. Ces fondements matériels et immatériels tiennent le monde ensemble. Ils ne changent pas tandis que tout est instable et changeable. Selon les attentes de l’atomisme il doit être possible de réduire un objet à ses éléments indépendants ou à ses lois mathématiques ou principes de base simples, selon lesquels les systèmes fondamentaux doivent être corpuscules ou ondes, mais non pas les deux à la fois.
Que faut entendre par éléments indépendants ?
Platon avait fait la différence entre deux formes de l’être. Il distinguait les choses particulières qui sont tout ce qu’elles sont par participation et qui pour cela n’ont pas un être propre, et d’autre part les idées qui ont un être propre. La métaphysique traditionnelle a adopté cette division en deux parties faite par Platon. Dans la métaphysique traditionnelle un être propre et indépendant désigne une entité qui n’est dépendante de rien d’autre [Descartes], qui existe de soi-même et par soi-même [More], qui est complètement illimitée par d’autres et libre de toute influence extérieure [Spinoza], qui consiste pour soi-même sans les autres [Schelling]. Albert Einstein suivait cette tradition métaphysique quand il écrivait : „Pour la classification des choses qui sont introduites dans la physique il est essentiel que ces choses demandent a un temps précis une mutuelle existence indépendante autant que les choses ’soient situées dans différentes parties de l’espace’. Sans la supposition d’une telle indépendance de l’existence [des ’So-seins’, de ’l’être ainsi’, de ’l’être sans rien’] des choses distantes qui sont mutuellement à distance, les idées physiques ne seraient pas possibles dans un sens courant, même si l’origine de cette supposition est issu de la pensée quotidienne"[9].
Cette idée d’une réalité indépendante était projetée par l’atomisme sur les éléments fondamentaux de la matière. Une explication scientifique repose dans son sens sur la réduction de l’instabilité et la multiplicité des objets et des états à leurs éléments permanents, stables, indépendants et indivisibles. Selon les attentes des atomistes tous les changements de la nature s’expliquent par la séparation, l’union et par le mouvement d’atomes ou d’éléments encore plus fondamentaux qui sont inchangés et indépendants. Ces éléments fondamentaux ou leurs lois mathématiques constituent le noyau des choses, ils sont le fondement de tout et ils tiennent le monde ensemble. A savoir si les éléments fondamentaux de la matière étaient des corpuscules ou des ondes était un thème explosif. Les conceptions traditionnelles de la réalité que la métaphysique avaient mise à la disposition de la physique quantique étaient en jeu. Il était possible que la réalité fondamentale ne puisse pas être saisit avec les conceptions traditionnelles de la réalité. Quelle valeur d’explication a l’atomisme s’il s’avère qu’il n’y a pas d’atomes ou objets quantiques indépendants et que les objets quantiques n’ont pas de noyau stable ? Est-ce-que les objets étaient objectifs, subjectifs, les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Qu’est-ce-que la réalité ?
Le monde quantique est-il différent du monde dans lequel nous vivons ?
Niels Bohr.
A partir de 1927 le physicien Niels Bohr introduisait la notion de complémentarité, selon laquelle les images de corpuscule et d’onde ne représentent pas deux images irréductibles, opposées et séparées mais se complètent mutuellement et ne donnent une description complète des phénomènes physiques communs. La complémentarité signifiait pour Niels Bohr qu’il n’était pas possible dans le monde quantique de parler d’objets quantiques indépendants et objectifs parce qu’ils sont en corrélation mutuelle et avec l’instrument de mesure. Bohr soulignait que cette corrélation entre l’objet quantique et l’instrument de mesure était un élément inséparable des objets quantiques parce qu’elle jouait un rôle important pour la manifestation de certaines qualités importantes des objets quantiques : certaines mesures fixent les objets quantiques en tant que corpuscules. Ils déterminent l’état ou la manifestation des objets et détruisent l’interférence [dans ce cas on parle de décohérence] qui caractérise les objets en tant qu’ondes. D’autres procédés de mesures les déterminent an tant qu’ondes. Voilà en quelques mots la nouvelle conception physique de la réalité de Niels Bohr. De la découverte de la non-séparabilité de l’objet quantique et l’instrument de mesure Niels Bohr ne tirait pas la conséquence instrumentaliste qu’il n’y a pas d’objets quantiques, c’est du moins ce qu’il disait dans son argumentation physique. Quand il parlait au niveau métaphysique de la physique quantique il adoptait une approche instrumentaliste [10]. D’un point de vue physique la réalité physique fondamentale consistait pour lui à une interaction des objets corrélés.
L’Interaction dans le modèle standard de la physique quantique orthodoxe
Entre temps la notion d’ interaction était introduite dans le modèle standard de la physique quantique. Les 4 interactions élémentaires empêchèrent de réduire les choses à leurs éléments de base comme Démocrite l’avait pensé. Aux éléments de base s’ajoutent les 4 interactions, les forces qui agissent entre les objets élémentaires. En tant qu’éléments de base ils ne se sont pas établis comme objets indépendants et isolés mais en tant que des systèmes de deux corps ou plusieurs corps ou des ensembles de particules élémentaires. Entre ces éléments agissent les interactions. Ce sont les forces qui tiennent les éléments ensemble [11]. Ces forces sont une composante des éléments. Elles sont souvent des forces d’attraction mais parfois aussi des forces de répulsion, surtout quand il s’agit des forces électromagnétiques. On peut s’imaginer les interactions entre les particules élémentaires comme un échange de particules élémentaires. Le physicien Steven Weinberg a écrit : „Aujourd’hui nous nous approchons à une vue homogène de la nature quand nous pensons dans les notions de particules élémentaires et les interactions entre eux [...]. Les plus connus sont la gravitation et l’électromagnétisme. Ils appartiennent au monde empirique à cause de leur grande portée. La gravitation maintient nos pieds sur le sol et les planètes dans leur orbite. L’interaction électromagnétique entre les électrons et le noyau atomique est responsable pour toutes les propriétés chimiques et physiques de corps solides ordinaires, les liquides et les gaz. Les deux forces de noyau appartiennent à une autre catégorie en ce qui concerne la portée et la familiarité. L’interaction ’forte’ qui maintient les protons et neutrons du noyau atomique a une portée de ca 10 -13 centimètre seulement. C’est pour cela qu’elle se perd complètement dans la vie quotidienne et même dans le domaine de l’atome [10 -8 centimètre].
Le moins familier c’est l’interaction ’faible’, qui a une portée tellement courte [moins que 10- 15centimètre] et qui est si faible qu’elle ne peut maintenir ensemble probablement rien du tout"[12].
Ce genre d’explications entre jusqu’aux détails difficiles et subtiles. Par exemple : comment un électron qui n’est qu’un seul objet peut-il faire une interaction avec un autre objet quantique ? Quelle partie peut-il émettre quand il est d’une seule partie ? A cette question on peut répondre par la conception de l’interaction. Un électron ne se construit pas par une seule partie, car l’interaction de l’électron est elle-même une partie de l’électron. Dans un article sur la supergravitation, publié en 1978, les physiciens Daniel Z. Freedman et Pieter van Nieuwenhuizen écrivent sur ce thème la chose suivante : „On peut par exemple décrire la masse d’électron observée en tant que somme d’une ’masse nue’ et de ’self-enery’ [auto-énergie], qui est fondée sur l’interaction de l’électron avec son propre champs électromagnétique. D’une façon détachée aucun de ces éléments n’est visible"[13].
Ce que la physique quantique sait des porteurs de l’interaction peut être rendu brièvement avec les mots du physicien Gerhard ’t Hooft. Il écrit ’qu’un électron est entouré par un nuage de parties virtuelles qu’il émet et absorbe d’une façon permanente. Ce nuage n’est pas seulement formé de photons, mais également de paires de particules chargées, comme par exemple électrons et leur antiparticules, les positrons"[...]. „Un quark est également entouré d’un nuage de particules virtuelles, à savoir des gluons et des paires de quark-anti-quark"[14]. Des quarks isolés et indépendants n’ont jamais été vus. Ce phénomène est nommé ’Confinement’ par la recherche scientifique récente, c’est-à-dire : quarks sont des prisonniers, ils ne peuvent pas apparaître seuls, mais uniquement comme paire ou trio. Quand on cherche à séparer deux quarks par la force ils se manifestent entre eux des quarks nouveaux qui s’unissent par paires ou trios. Le physicien Claudio Rebbi et d’autres scientifiques constatent qu’ : „Entre les quarks et les gluons à l’intérieur d’une particule élémentaire se manifestent d’une façon permanente des quarks et des gluons supplémentaires qui se dissipent après un court de temps"[15]. Ces nuages de particules virtuelles représentent l’interaction ou établissent les interactions.
Nous sommes arrivés au centre de la physique quantique. Elle nait d’une nouvelle conception physique de la réalité. Cette conception ne regarde plus les éléments isolés et indépendants comme fondements de la réalité, mais des systèmes de deux corps ou de deux états des objets quantiques, comme terre & lune, proton & électrons, proton & neutron, onde & instruments de mesure, corpuscule & instrument de mesure, photons de jumeaux, particule & champs de force. Les deux parties ne sont pas identiques, ils ne sont pas un, mais il ne tombe pas en morceaux, il ne se laissent pas réduire en deux corps ou états séparés et indépendants dont l’un est fondamental et l’autre dérivé, comme le cherche à faire le schéma du substantialisme et du subjectivisme. Il n’est pas une unité d’ensemble sans soudure, il n’est pas un tout mystique comme l’holisme le prétend. On ne peut pas affirmer qu’il n’est rien d’autre qu’un modèle mathématique que nous construisons et à qui ne corresponde à aucune réalité. Cette dernière affirmation est avancée par le physicien Stephen Hawking. Dans une discussion avec Roger Penrose il dit : "Moi, par contre, je suis positiviste – je pense que les théories physiques ne sont que des modèles mathématiques et qu’il est vide de sens de demander si elles correspondent à la réalité. A la rigueur on peut se demander si elles peuvent faire une prédiction des observations"[16]. Est-il vraiment vide de demander si une théorie corresponde à une réalité ? Aucunement. Car, quand le modèle de penser est juste il y a une ressemblance aux données qu’il reconstruit.
Autrement il serait possible de faire des prédictions pour lesquelles il n’y a pas d’explications rationnel les parce qu’elles ne peuvent pas correspondre à la réalité. Une grande partie des expériences physiques est faite parce qu’on se demande si une théorie corresponde à une réalité.
D’un point de vue physique une réalité physique est une réalité fondamentale qui n’est pas un système d’un seul corps mais plutôt un système de deux corps ou un ensemble de corps, un nuage de particules virtuelles dont les corps sont entourés. Entre ces corps il y a une interaction qui est une composante de ces corps. Ces découvertes physiques sont définitives. Et pourtant tous nos concepts métaphysiques s’opposent à cela. Ce nuage ne correspond pas à nos espérances traditionnelles de ce qui représente la stabilité, la substance, la permanence et l’ordre et à ce qui doit être fondamental. Comment des nuages peuvent être ce que nous sommes habitués à considérer comme les fondements de la matière ? Comment cette petite chose oscillante peu être ce que des générations entières de philosophes et de physicien ont cherché à analyser pour arriver jusqu’au noyau des choses, à une réalité ultime ? Est-ce tout ? De ce nuage nous voulons filtrer et faire ressortir par une interprétation métaphysique ce qui est durable, ce qui reste. Ceci va dans le sens de la métaphysique de substance de Platon quand Werner Heisenberg appelait les fomes mathématiques ’les idées de la matière’ dont les particules élémentaires correspondait en tant qu’objet. Carl Friedrich von Weizsäcker appelait la mathématique ’l’essence de la matière’ et pour le physicien Herwig Schopper les champs de force sont la réalité ultime. Ou d’autre part nous voulons regarder ces nuages comme un tout mystique [holisme]. Ou nous voulons écarter les nuages comme une construction sans fondement [instrumentalisme]. Et pourquoi ? Seulement parce que nous ne pouvons pas admettre que les interactions complexes du monde dans lequel nous vivons sont sans fondements solides et stables. Il est impossible de trouver un objet élémentaire qui n’est pas dépendant d’autres objets quantiques ou de ses propres composants. Il est impossible de dissoudre la double nature ou la multiplicité des objets quantiques. La réalité physique fondamentale consiste des nuages corrélés d’objets quantiques.
Les résultats
La réalité fondamentale n’est pas statique, stable, dur et indépendante. Elle ne se forme pas par des facteurs isolés , mais plutôt par des systèmes de corps dépendants. La plupart des systèmes se composent de plus de deux corps mais il n’y a pas de systèmes qui existent avec moins de deux corps. Dans la physique quantique on appelle ce genre de systèmes à deux corps :
terre & lune
électron & positron
particule & champs de force.
Nagarjuna appelle ses systèmes marcheur et trajet parcouru, feu et combustible, sujet voyant et objet vu, cause et effet, acte et agent. Les deux modèles décrivent des systèmes à deux corps qui ne sont ni séparés ni vraiment ensemble, ils ne s’unissent pas et ils ne tombent pas en deux. Les corps ne sont pas indépendants, ils n’existent pas d’eux-mêmes et ils ne peuvent pas être observés d’une façon isolée parce qu’ils sont dans leur constitution et même dans leur existence toute entière interdépendants et ne peuvent pas exister et fonctionner indépendamment. Ils sont maintenus ensemble par interaction. On ne peut pas réduire un corps à un autre, l’un ne peut pas être expliqué par l’autre. Les corps ne sont pas identiques. Les systèmes ont une stabilité fragile qui est basée sur des interactions et des dépendances mutuelles de leur corps qui sont souvent connues, même si certain ne le sont que partiellement et d’autres ne le sont que dans un stade très peu avancés [comme par exemple chez les photons jumeaux ou dans la relation conscience & cerveau].
Qu’est ce que la réalité ?
Nous sommes habitués à avoir une base solide sous les pieds et de voir des nuages fugitifs au ciel. Le concept de réalité de la philosophie de Nagarjuna et les concepts physiques de la complémentarité et des interactions dans la physique quantique nous enseignent une autre histoire : Tout est bâtit sur le sable et même les grains de sable n’ont pas de noyau stable. Leur stabilité est basée sur les interactions instables de leurs éléments fondamentaux.
Notes
- [1] Cf. Chr. Lindtner, Nagarjuniana, Copenhagen 19882. La recherche nouvelle a exprimé des doutes envers l’authenticité de quelques de ces 13 œuvres. Voir par exemple : Tilmann Vetter, On the Authenticity of the Ratnavali, in : Asiatische Studien XLVI [1992], p. 492-506
- [2] Cf. Nagarjuna, Stances du milieu par excellence [Madhyamaka-karikas], édité par Guy Bugault, Paris 2002
- [3] Ibid., p. 311
- [4] Donald Davidson, Der Mythos des Subjektiven, Stuttgart 1993, p.90
- [5] Voir Enzyklopädie Philosophie und Wissenschaftstheorie, 4 Bände, Jürgen Mittelstraß [Hg.], Stuttgart, Weimar 1980 ff, B.2, p.252 f
- [6] Anton Zeilinger, ’Tagesspiegel’, 20/12/1999
- [7] Chr. Lindtner, op.cit., p. 109
- [8] Voir Geshe Rabten, Mahamudra, Le Mont-Pèlerin 2002, p. 255. Voir Tarab Tulku Rinpoche, UD-Newsletter, N° 4 January 2006. Voir Damien Keown, Lexikon des Buddhismus, Düsseldorf 2003
- [9] Albert Einstein, Quanten-Mechanik und Wirklichkeit, Dialectika 2, 320-324, p. 321, in : Jürgen Audretsch [Hg.], Verschränkte Welt, Weinheim 2002, p. 198
- [10] Niels Bohr interprétait la physique quantique de façon instrumentaliste. Il disait par exemple comme lors de conférence de Solvay en 1927 : „I do not know what quantum mechanics is. I think we are dealing with some mathematical methods which are adequate for description of our experimets" [Niels Bohr, Collected Works Volume 6, North-Holland, Amsterdam, New York, Oxford, Tokyo 1985, p.103]
- [11] Pour le concept des systèmes à deux corps, qui ne peuvent pas être divisés en deux, je m’appuie sur des physiciens Elliot D. Bloom et Gary J. Feldman. Ils écrivent que : „Les forces fondamentales de la nature se font examiner le mieux quand on observe des systèmes physiques les plus simples possible, particulièrement deux corps qui sont liés par des forces d’attraction mutuelles. Par exemple : terre et lune se présentent comme objets d’illustration pour le mode de fonctionnement de la gravitation. Pour la théorie de l’électromagnétisme convient l’atome de hydrogène comme système de modèle, parce qu’il est maintenu ensemble par les forces d’attraction entre proton et électron. Evidemment il y a aussi pour les forces nucléaires un simple corpuscule à deux corps : le deutéron. Un noyau d’hydrogène existant d’un proton et d’un neutron.
Ce qui maintien la matière ensemble dans son intérieur, à savoir les forces entre les éléments des protons, neutron et beaucoup d’autres particules, se fait également examiner par un système à deux corps. Car les éléments les plus petits, les quarks, peuvent s’unir également en une sorte d’Atomium – on appelle ce système quarkonium. Il se forme d’un quark lourd qui est lié à un anti-quark de la même masse. Entre les deux quarks agissent des forces qui sont plus forts que tout ce que nous pensions jusqu’à présent : elles sont nommées forces de couleur parce qu’elles vont ensemble avec une propriété que l’on appelle couleur ou une charge de couleur" [Elliot D. Bloom/Gary J. Feldman, Quarkonim : ’Atome’ der kleinsten Materiebausteine, in : Teilchen, Felder und Symmetrien, Spektrum, Heidelberg 1995, p. 102. Scientific American, vol. 246, May 1982, p. 66-77].
- [12] Steven Weinberg, Vereinheitlichte Theorie der elektroschwachen Wechselwirkung, in Teilchen, Felder und Symmetrien, Spektrum, Heidelberg 1995, p. 14. Scientific American, December 1999
- [13] Daniel Z. Freedman/Pieter Nieuwenhuizen, Supergravitation und die Einheit der Naturgesetze, in : Teilchen Felder, Sysmmetrien, op.cit ., p. 154. Scientific American, February 1978
- [14] Gerhard ’t Hooft, Symmetrien in der Physik der Elementarteilchen, in : Teilchen, Felder und Symmetrien, op.,cit., p. 42, 56
- [15] Voir Rainer Scharf, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 05-09-2001
- [16] Stephen Hawking, Einwände eines schamlosen Reduktionisten, in : Roger Penrose, Das Große, das Kleine und der menschliche Geist, Heidelberg, Berlin 2002, p. 211. Roger Penrose, The Large, the Small and the Human Mind, Cambridge University Press 1999
Dernière édition par -Ren- le Sam 16 Sep - 9:00, édité 2 fois (Raison : mise sous spoiler et indication de la source)
Invité- Invité
Re: Trinh Xuan Thuan : "Je cherche la cohérence entre science et bouddhisme"
Merci pour ce texte
...petit rappel cependant : notre charte interdit le copier/coller intégral et demande de mettre un lien pour consulter la source (désolé, je n'avais pas pensé à vous en faire la remarque pour le premier message de ce fil de discussion)
Pour cette fois, j'ai mis sous spoiler l'article (il suffit de cliquer dessus pour le faire apparaître)
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