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l’instant soufi : ÉRIC GEOFFROY (texte intégral)

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Message  Idriss Mar 3 Fév - 21:13


l’instant soufi
ÉRIC GEOFFROY

au Cheikh

AVERTISSEMENT

Ce texte pourrait être perçu comme une imposture. L'expérience intérieure, en effet, ne se donne pas à voir. Le soufi cherche la transparence et traque la sincérité dans ses moindres recoins. Il fallait pourtant témoigner.

QUE CHERCHEZ-VOUS

Que cherchez-vous dans le soufisme ? Qu’y cherchais-je moi-même ? “Tu ne Me chercherais pas si tu ne M’avais déjà trouvé.” Le soufisme, parfum de l’islam, saveur de la vie, éveil à l’universel, acuité de la conscience, vigilance qui ne quittera plus l’âme, qu’elle le veuille ou non : une fois engagé sur la Voie, que tu chutes ou non, tu lui appartiens.
Le soufisme attire, séduit, tandis que l’islam fait figure de repoussoir. Quel paradoxe ! Le soufisme, plénitude de l’islam, “voie d’excellence” évoquée par le Prophète. Islam : “soumission” exotérique à Dieu ; soufisme : “soumission” ésotérique à Dieu. Les deux faces d’une même pièce sont-elles d’une matière différente ?
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Le soufisme est la Sagesse éternelle incarnée dans le corps de l’islam. Certes, la Sagesse se trouve également ailleurs. Le soufi témoigne simplement que l’islam, dernier message révélé pour cette humanité, est un support privilégié pour la réalisation spirituelle.

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LA PORTE ÉTROITE

Mise en garde : apprécier le soufisme est une chose, le vivre en est une autre. L’humilité, comme la sincérité, accompagne toute démarche spirituelle. Pour le soufi, cela consiste à se soumettre à la “voie large” qu’est la Loi divine (Sharî’a) : après seulement, il pourra envisager d’aborder la “voie étroite” (Tarîqa). La Sharî’a n’est pas ce carcan désuet qu’on nous présente trop souvent ; elle est miséricorde, protection, respect du droit et de la dignité de la personne humaine. La voie initiatique ne peut intervenir que dans ce cadre-là. Ne serait-ce que par politesse spirituelle – le fameux adab soufi –, nous devons nous plier à Sa Loi. Comment prétendre L’aimer ou Le connaître si nous remettons en cause Sa volonté ? Contrairement à d’autres courants ésotéristes au sein de l’islam même, le soufisme se veut équilibre entre l’intérieur et l’extérieur du contenu de la Révélation. Il n’abolit pas la lettre, il la prend comme monture vers l’Esprit.
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Le secret de la spiritualité islamique, c’est la servitude foncière, ontologique de l’homme face à Dieu. “Je n’ai créé les djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent” (Coran, LI, 56). Plus tu t’abaisses, plus Il t’élève ; plus tu t’en remets à Lui, plus IL te prend en charge ; plus tu te délestes de toi-même, plus IL t’investit. La majesté qui habite les saints soufis vient de ce qu’ils sont devenus l’instrument de Sa volonté.
Une humilité d’ordre métaphysique, qui dépasse la morale, tout en l’incluant. La morale appelle l’anti-morale : la lumière métaphysique se situe au-delà de cette dualité. “La vraie humilité est celle qui naît de la contemplation de Sa grandeur et de l’irradiation de Ses attributs” (Ibn ‘Atâ’ Allâh, Hikam).
Sommes-nous bien sûrs de vouloir payer le prix de l’initiation ? “Mourez avant de mourir”, disait le Prophète. La Voie, comme décapage lent et implacable de notre conscience. Perdre ses conceptions étroites, ses attaches à la surface des choses ; se départir de ses illusions, même les plus agréables, d’agrégats psychiques que l’on croyait constitutifs de soi-même... Tel est le prix de la liberté de l’âme. “Les humains sont endormis ; ce n’est qu’après la mort qu’ils s’éveillent”, disait encore le Prophète. C’est pourquoi le soufi anticipe la mort.
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Se départir de toute prétention, surtout spirituelle. C’est un des secrets de cette parole : “Le soufisme, c’est les cinq prières et l’attente de la mort.” Se défier de tout charisme. Dans certains ordres soufis, lorsqu’un miracle s’accomplissait entre les mains d’un disciple, celui-ci était immédiatement banni par le maître. L’aspirant, disait un maître, ne parviendra pas à Dieu tant qu’il en a le désir. Car nous sommes encore dans le domaine de l’avoir : seul l’être concerne le soufi, ou plutôt la transparence à l'Être. Le “lâcher-prise”, difficile...
L’ego, une fois spiritualisé, est beau, séduisant, et peut fourvoyer davantage son “propriétaire” qu’un ego grossier, opaque. Pour cela, beaucoup ont placé la sobriété avant l’ivresse. La “lucidité implacable”, comme il a été dit.
Certains maîtres ont qualifié la Voie d’“épreuve”. Le Coran avertit à plusieurs reprises que la foi du commun des croyants sera mise à l’épreuve. Comment l’élite spirituelle ne serait- elle pas éprouvée ? Les maîtres les plus doux en apparence ont tous en eux une grande rigueur. Les épreuves sont un passage obligé vers la grâce. Peut-être même sont-elles à la mesure de la grâce.
Car c’est Dieu qui attire à Lui. Nous ne cheminons que mus par l’Amour divin, qui entraîne le mouvement des astres. Dieu nous amène à Lui par où il veut, quand il veut.
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Heureusement pour nous, la Voie présente moins d’exigences qu’auparavant. Au Xe siècle, un maître affirmait : “Le soufisme était [du vivant du Prophète] une réalité sans nom ; il est maintenant un nom sans réalité.” Qu’en est-il aujourd’hui ? Pourtant, la Miséricorde se manifeste à notre époque sans doute plus clairement. Par le passé, l’homme était porté, protégé par la société religieuse traditionnelle dans laquelle il évoluait. De nos jours, dans cet environnement opaque, dans cette pollution ambiante des esprits comme de la matière, nous savons que la présence de l’Esprit est due à la seule grâce divine. De même, le matérialisme – en Orient comme en Occident – est désormais tellement caricatural qu’il nous est plus facile de pratiquer le détachement.

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VIVRE L’UNICITÉ

Comment prétendre à la vie spirituelle si nous sommes trop perturbés dans notre tête et dans notre corps ? Les tendances névrotiques sont si répandues chez l’homme moderne qu’il lui faut d’abord recouvrer une santé psychique avant de se lancer dans l’aventure initiatique. Retrouver un peu de la “nature pure et originelle” dont parle l’islam. Leçon d’humilité. Il est vain de se gargariser de grands mots si l’on ne se situe pas à un certain seuil d’équilibre humain, tout simplement humain.
La vocation première et dernière de l’islam est de ramener l’homme à l’essentiel, soit l’Unicité divine (tawhîd), énoncée par Adam et les autres prophètes. Le tawhîd peut être visualisé comme un axe qui nous permet, en permanence, de nous recentrer intérieurement : dans ce monde de la multiplicité qui me tiraille et m’attire à la surface des choses, j’ai, enracinée en moi, la
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conscience que je ne fais qu’un avec moi-même (les divers masques dont je m’affuble tombent), avec les humains, avec tous les règnes de la création, avec le cosmos. Et comme tout cela porte Son empreinte, il me sera peut-être donné de réaliser qu’il n’y a que Lui qui soit. Mais, paradoxe de l’islam, dans ces instants “je” ne suis plus là pour témoigner car ma conscience est immergée en Lui, l’Unique.
“J’ai connu Dieu par l’union des contraires”, affirmait un soufi parmi les anciens. Le Réel Se laisse appréhender par la résolution des apparences contradictoires, lesquelles ne concernent que notre monde. Il me semble que toute personne ayant quelque prédisposition a très tôt cette intuition : angoisse et sérénité, épreuve et bienfait, ténèbres et lumière, le mal et le bien même, ont une source unique. Leur rôle respectif, ici-bas, est bien établi, et doit être respecté en vertu de la Loi cosmique. Le monde de la dualité a ses droits. Mais cela n’empêche pas cette intuition d’éclairer ma conscience. L’homme réintègre son origine, s’unifie en dépassant les contradictions intérieures et les oppositions du monde extérieur : c’est là un des sens de l’Unicité divine qu’il peut s’approprier, et qui lui apporte une réelle stabilité.

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MAÎTRE ET DISCIPLE

Plus que jamais, le maître est le médecin de l’âme. Par le passé, certains cheikhs se livraient à une sorte de psychanalyse avec leurs disciples. À la différence des praticiens profanes actuels, ils reconstruisaient la psyché des disciples en répandant en eux leur influx spirituel. Supraconscient et subconscient, initiation et contre-initiation sont à ne pas confondre.
Pas d’initiation opérante sans obédience à un maître. Celui-ci peut être le “maître intérieur”, mais prudence... Les prédispositions à la vie spirituelle ainsi que la grâce jouent un grand rôle, mais seul le maître permet de “cristalliser" l’initiation. Le parcours de la Voie, même s’il présente moins de densité qu’auparavant, reste tout aussi périlleux. On ne s’expose pas impunément aux forces subtiles, et dans ce domaine on prend rapidement des vessies pour des lanternes. Il importe tout d’abord d’être rattaché à un lignage initiatique reconnu, qui trouve sa source chez le Prophète. C’est dans ce cadre que l’influx spirituel (baraka) muhammadien pourra se déverser, et que la relation de maître à disciple pourra agir.
Le cheikh, en effet, est éminemment, mais seulement, le représentant du Prophète. Le disciple s’oriente totalement et sincèrement vers la personne du cheikh, non pas pour son être contingent, mais pour ce qu’il représente.
Autrefois, le maître testait la détermination de l’aspirant par diverses épreuves : celui-ci était-il prêt à payer le prix de l’éveil ? Démolir cette construction artificielle qu’est l’ego du disciple... Parfois, la méthode était plus douce, et amenait le disciple à “dialoguer” avec son ego. Aujourd’hui, c’est le maître qui cherche le disciple, dit-on en haut lieu.
Les cheikhs ne délivrent pas obligatoirement un enseignement doctrinal explicite. Certains ne disent mot. Beaucoup éduquent par le regard, qui pénètre le fond de l’âme et s’y imprime
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de façon indélébile. La maïeutique par laquelle le maître “travaille” le disciple touche les couches les plus profondes de l’être. L’initiation opère hors de nos catégories mentales, le plus souvent à notre insu. Ainsi, les visions survenant durant le sommeil représentent dans le soufisme un espace d’initiation majeur Le Prophète peut y apparaître, ou un saint musulman, ou le cheikh, ou un frère de la Voie... Le Prophète lui-même interprétait les rêves de ses Compagnons.
L’islam est une religion universaliste. De ce fait, un maître soufi a la capacité d’initier des hommes et des femmes de tous horizons, de toutes nationalités. Cependant, dans notre monde de l’incarnation, le dialogue des âmes sera plus aisé s’il existe des affinités culturelles. Le maître est un miroir, dit-on ; il révèle et développe l’“Homme parfait” qui est en nous. Pour que le jeu de miroirs fonctionne, pour que le maître soit réellement un modèle auquel on puisse d’une manière ou d’une autre s’identifier, il est préférable que le maître et le disciple aient des repères communs. Il existe maintenant des maîtres occidentaux, ou des représentants autorisés, occidentaux, de maîtres “orientaux”.

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LE “FILS DE L’INSTANT”

Dieu renouvelle la création à chaque instant, nous dit le Coran. Dieu, Unique et Un dans le temps, se dévoile dans la multiplicité des instants comme des formes. C’est 1’un des secrets de l’intimité. Chaque instant contient la Présence divine... mais l’homme en est absent. Les termes arabes hadra (“présence”) et hudûr (“concentration”) proviennent d’ailleurs d’une même racine.
En s’immergeant dans l’instant, le soufi rejoint l’éternel. Il s’affranchit des projections illusoires de son ego, tournées tant vers le passé que vers le futur. Ce n’est pas facile à réaliser, dans une civilisation qui cultive de façon morbide le désir, pour mieux combler le vide laissé par la “mort de Dieu” ; dans une civilisation qui se propose de “distraire” l'homme de son indigence à réaliser l’instant. Dépouillement salvateur de l’islam. Il n'y a de dieu que Dieu, c’est-à-dire : tout, hormis Dieu, est idole, extérieure ou intérieure.
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En s’immergeant dans l’instant, le soufi épouse la vie. Pour lui, la Révélation coranique s’actualise à chaque instant par l’inspiration. Al-Hayy, le “Vivant”, un des noms divins sur lequel travaillent le plus les soufis. “Vous prenez votre science de savants mortels qui se succèdent les uns aux autres, disait le grand Bistâmî aux juristes musulmans de son époque, tandis que nous recevons la nôtre du Vivant qui ne meurt pas !” Mais attention : nous ne sommes pas des Bistâmî.
Pour le soufi, tout est “allusion” à une réalité supérieure, ce qui relève directement de la spiritualité (lire le Coran, prier, être en compagnie d’un maître...)» mais aussi les choses et les actes apparemment les plus insignifiants. Vivre le soufisme, ce n’est pas obligatoirement jeûner, prier... plus que les autres ; c’est un état de conscience qui n’est pas lié à une technique particulière.
Le soufi contemple Dieu en tout être, en toute chose manifestée. Pourquoi rejetterait-il le monde, alors qu’il le voit illuminé par la Présence divine ? Al-Nûr, la Lumière, un des plus beaux noms divins, sans lequel le monde ne serait que ténèbre indifférenciée. Ce bas monde, ainsi que la conscience humaine et les conditions de vie qu’elle détermine, fait partie du plan divin. “N’insultez pas le siècle, car Dieu est le siècle”, est-il dit dans une Tradition sainte (hadîth qudsî).
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Le souci de lucidité, évoqué plus haut, caractérise les moindres prescriptions de l’islam. Ainsi la prière rituelle s’acomplit-elle les yeux ouverts : on n’appréhende pas Dieu, le Réel, dans quelque monde intérieur, clos sur lui- même, mais à travers la réalité immanente. À nous d’investir cette réalité, et de voir Dieu en elle. “Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils voient que c’est le Réel [Dieu]” (Coran, XLI, 53). Le soufi décrypte les signes.


LES MONTURES SPIRITUELLES

Le mot “rite”, paraît-il, est démodé... Peut-être confond-on avec “ritualisme”. Les rites sont des montures spirituelles, des supports de baraka. Celui qui rejette les rites en prétendant s’adonner à l’Esprit seul, manque de cohérence, et se prive de toute protection, de toute efficacité. Les rites des grandes religions ont tous une source divine. Comment renier l’expression de Sa volonté ?
La prière est “l’ascension céleste du croyant”, disait le Prophète. Elle est rappel constant à Dieu, car cinq fois par jour je me soustrais du temps évanescent pour m’insérer dans le Temps de Dieu : cinq fois par jour je coupe court aux sollicitations incessantes du monde pour me recentrer. Sans doute ne suis-je pas assez conscient de la Présence, mais j’y tends ; la grâce fait le reste. La prière (salât) est “lien” (sila) avec Lui, et chacune de ses postures a un sens ésotérique.
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Le jeûne est un révélateur de notre état spirituel comme physiologique. Il décuple l’acuité. Durant le mois de ramadan, Dieu nous prescrit de recevoir les bénédictions du monde spirituel (si le jeûne n’était pas obligatoire, l’observerions-nous de nous-mêmes ?) : nul ne peut nier le sentiment de bien-être spirituel que suscite cette épreuve. “Mais soyez seigneuriaux... !” nous est-il demandé (Coran, III, 79). Pendant un certain nombre d’heures, nous sommes purs esprits, détachés des différents sti- muli par lesquels notre corps nous assaille d’ordinaire. Nos habitudes, nos rythmes sont bouleversés. Là encore, Il nous impose, pour notre plus grand bien, Son temps.
Le pèlerinage, répétition générale du jour du Jugement. Tous revêtus de notre linceul blanc, éblouis par l’éclat de l’Unicité. Il nous invite chez Lui, c’est-à-dire dans le non-temps, le non-espace. Nous voici revenus au centre primordial, à tourner autour de ce cube vide qui nous renvoie à Son mystère. Notre extinction a lieu à Arafat, cet immense no man’s land où nous observons une “station” dans le temps, le temps qu’il nous montre notre néant.
Si les rites de l’islam ne sont pas initiatiques, où réside donc l’initiation ? “Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles, mais leur cœur” (Coran, XXII, 46).

POLIR LE CŒUR

“Polir le cœur” : c’est ainsi que le Prophète désignait le travail spirituel. Le cœur, réceptacle de la Lumière divine. Tout être, même le plus abject, a en lui cette Lumière. Seuls les voiles dont nous affublons notre ego en entravent l’irradiation. Voiles illusoires, mais nécessaires. “Nous sommes plus près de lui [l’homme] que la veine de son cou” (Coran, L, 16). Dieu Se voile par Son extrême proximité. Paradoxes constants de la vie mystique.
Il existe de nombreuses méthodes initiatiques dans le soufisme. Ne parlons point de “techniques” car, du début à la fin, c’est la grâce qui agit ou, pour la nommer autrement, l’influx spirituel muhammadien, la baraka. La volonté humaine ne sert ici que si elle s’immerge dans la Volonté divine.
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Pour autant, les exercices spirituels sont requis du disciple, au quotidien. Mais ce travail ponctuel, fractionné dans le temps, doit se transmuer en état de “présence à Dieu” permanent. Il en va de même pour le maître : le vrai disciple considère toujours celui-ci comme “présent”, physiquement ou non.
Outre les rites tels que la prière ou le jeûne, les soufis pratiquent le dhikr, terme signifiant à la fois “souvenir” et “invocation de Dieu”. Souvenir, parce que chez tout être il y a plus ou moins consciemment cette nostalgie du monde spirituel, où nous étions avant que notre âme ne soit attachée au corps. Nostalgie de cet état d’indifférenciation avec Dieu, qui fait que, à travers l’autre, nous recherchons l’Un. La plainte du roseau, du poète Rûmî. Le soufi cultive ce souvenir, mais pas de façon sentimentale ; il le cultive pour actualiser l’état primordial qui était le sien. C’est l’invocation du Vivant, qui sans cesse donne vie à notre conscience et irrigue tout notre être.
Toute pensée, tout acte positif du quotidien, effectué dans un état de “présence”, est dhikr. En islam, il y a adhésion totale entre l’esprit et la matière. Pas de mépris, donc, pour la chair. Le Prophète recevait la Révélation alors qu’Il était dans les bras de son épouse Aïcha. Il enseignait qu’une sexualité saine est œuvre d’adoration. Équilibre du corps et de l’esprit.
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Plus précisément, le dhikr consiste à invoquer Dieu par différentes modalités. La formule de départ et d’arrivée, dit-on, est Lâ ilaha ilia Llâh : “Il n’y a de dieu que Dieu.” Vécue sur le plan initiatique, elle signifie : “Il n’est de réalité que l’Être divin” ; tout le reste n’a qu’une existence relative et illusoire. Lâ ilaha ilia Llâh est une épée de lumière, qui tranche dans le vif de l’ego.
Celui qui pratique le dhikr tourne autour de sa réalité intérieure, comme la Loi (Sharî’a) tourne autour de la Réalité de toute chose (Haqîqa). Lorsqu’il lui est donné de pénétrer dans sa réalité, ce n’est plus l’individu qui fait le dhikr, c’est Lui qui Se mentionne.
Dieu Se dévoile par Ses noms. Au nombre “canonique” de quatre-vingt- dix-neuf, ils sont en réalité infinis. Chacun régit un aspect de la création, mais Allâh, nom de l’Essence, synthétise toutes leurs vertus. Travailler un nom divin, c’est remonter l’arc de la Manifestation ; c’est, pour le “serviteur”, établir une relation personnalisée avec son “Seigneur”. La plupart des maîtres donnent au disciple un nom à invoquer, en fonction de l’état spirituel de ce dernier. Le prénom de langue arabe a lui aussi cette valeur initiatique : la personne qui le porte en réalise peu à peu la qualité et la sagesse particulières.
Si le soufi vit dans le monde et agit pour le bien-être de celui-ci,
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il doit se ressourcer périodiquement lors de retraites spirituelles (khalwa), de fréquences et de durées variables suivant les confréries. La khalwa est un véritable laboratoire où l’aspirant expérimente l’initiation avec une grande intensité. Elle s’effectue sous la direction du maître ou de son représentant, en raison des risques encourus pour le psychisme. Par la suite, les fruits de la khalwa peuvent être accrus par une pratique régulière.
Matin et soir, l’aspirant récite le wird, le plus souvent à l’aide d’un chapelet. Il enveloppe ainsi sa nuit et sa journée de bénédictions. Dans la plupart des voies soufîes, le wird consiste à répéter un certain nombre de fois trois formules : la demande de pardon, par laquelle on cherche à se purifier des scories de notre humanité ; puis la prière sur le Prophète, qui nous élève, potentiellement, à l’état d’“Homme parfait”, état qui caractérise le Prophète ; enfin, la formule Lâ ilaha ilia Llâh : à ce stade, il n’y a plus trace d’humanité ; Dieu seul est et prononce Son nom.
Voici une belle échelle initiatique, à condition de ne pas engourdir sa conscience dans la répétition !
Les soufis accordent une importance particulière à la prière sur le Prophète, prise isolément. Il en existe différentes formulations, et à chacune est attachée une vertu particulière. Elle est spécialement recommandée à l’aspirant qui n’a pas, ou plus, de maître vivant.
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Les conditions cycliques dans lesquelles nous vivons, la contraction du temps, l’emprise de la matière, l’activisme ambiant sont autant de facteurs qui ont assoupli les règles édictées par les anciens. Pour certains, la Voie est close, mais ils affirment cela depuis des siècles ! Pour d’autres, elle a pris des formes différentes : le noyau est toujours là, cœur vivant, rayonnant ; seule l’écorce change d’aspect.
Depuis les débuts du soufisme jusqu’à nos jours, la sincérité reste le fil conducteur de toute démarche. Elle seule nous permet d’épouser les contours du Réel - souvent imprévus -, de briser les idoles - même spiritualisées -, de cheminer, alors qu’on aimerait s’arrêter.

En guise de postface

En guise de postface, voici une sapience d’Ibn ‘Atâ’ Allâh qui résume le propos de la vie ici-bas :
Il veut te rendre insatisfait de tout
pour que rien ne te distraie de Lui
... et un conseil, que je m’adresse en premier lieu :
Ne paralyse pas ton action par les rumeurs de “fin de cycle” ou de “fin des temps”. Même si tu vois l’Heure arriver, disait en substance le Prophète, plante ton arbre.

ACTES SUD

N° D’ÉD. : 3901 - DÉR LÉG. : OCT. 2000
ISBN 2-7427-2862-7- F7 6414 - 39 FF - 5,94 €
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